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Les bouts du Monde

Cela faisait déjà quelques heures que je marchais, seul, accompagné seulement par les bêlements de quelques moutons égarés. J’étais parti, tôt, de mon auberge sise dans l’arrière-pays de cette région peu fréquentée, au nord du nord du l’île du Sud, en Nouvelle-Zélande. Une session de stop rapide, un café trop chaud, trop vite bu, acheté en bord de route et j’étais rendu là, marchant comme bien souvent avec une vague idée en tête : rejoindre Cape Farewell, le point le plus septentrional du coin. De la randonnée en elle-même, je ne garde que de lointains, vaporeux et éthérés souvenirs. Les paysages ne semblent pas m’avoir marqué plus que de raison. Cependant, ce que je garde précieusement en mémoire, avec une intensité rare, c’est le moment de l’arrivée au bout dudit chemin, sur une plateforme en bois offrant vue sur les falaises de Cape Farewell. Impossible d’aller plus loin à moins de vouloir sauter dans l’océan. J’étais – littéralement, au bout du monde, au bout d’un Monde, au bout de mes mondes.

Le point le plus au nord de l'île du Sud, en Nouvelle Zélande : un vrai bout du monde

[Les bouts du Monde]

Les bouts du Monde, on les trouve partout. Quelque part, après une longue marche et avec un horizon où se dessine un quelconque paysage. Sur le bord d’une plage avec l’océan teinté d’un soleil couchant. Au pied de montagnes aux cimes vertigineuses et enneigées. Contemplant une route qui se semble tracer vers l’infini, depuis la frontière entre le Yukon et les TNO, au cœur d’un roadtrip sur la Demster Highway. Depuis le sommet d’un building nord-américain. Au coin d’une rue. Devant chez soi.

Il n’est pas toujours besoin de faire le tour de la planète à pieds, en train ou en chameau à voile pour les trouver, ces bouts du monde car, en réalité, ils sont aussi uniques que multiples, aussi personnels, intimes qu’éphémères. Peut-être que les miens pourraient être aussi les vôtres. Mais peut-être que non ? Il se peut probablement que vous en ayez trouvé là où je ne verrais, à votre place, que banalité et resucé. Ce n’est pas cela qui est important. Ce qui compte, en de telles circonstances, c’est l’intensité, la sensation, la plénitude. Ce sentiment délicieux, effrayant, d’avoir atteint un point ultime, de savoir, de se rendre compte qu’on ne peut aller plus loin, que c’est là que s’achève une route, un trajet et que c’est de là qu’une nouvelle commence.

Il ne faut pas sacraliser les Bouts du Monde, les mettre sur un autel, en faire des lieux saints, vénérés, enfermés dans une bulle inaccessible. De par leur unicité, ils appartiennent, ô paradoxe délicieux, à tous et à chacun en même temps. Que dirait cet alpiniste venant de conquérir un sommet si on lui interdisait d’en savourer le bonheur ? Que penserait ce plongeur apnéiste tout juste arrivé au fond de l’océan, ce voyageur de retour, ce marcheur impénitent s’ils se voyaient privés de leur juste récompense, de cette brève seconde où l’âme s’enflamme et s’élève pour atteindre des hauteurs insoupçonnées ? Plus qu’un crime de lèse-majesté, ce serait là une hérésie totale.

[Les bouts de mes mondes]

Ils sont partout et nulle part à la fois, arrivés sans prévenir et repartis tout aussi vite, sur la pointe des pieds, ne laissant derrière eux qu’un immense sourire et l’envie folle de ne plus bouger, de rester là à jamais, à regarder la Vie défiler. Je les ai jalonné, dans mes souvenirs, au gré des voyages, sans jamais pour autant les lister.

Il y en a un là-bas, au sommet de Roy Peak, en Nouvelle-Zélande, tandis que je contemple l’infinie beauté de ces paysages montagneux. Il y en a un autre, sur cette île d’Irlande où l’on accède seulement par un téléphérique balloté au gré des vents, avec les Skelligs en fond d’écran et les moutons en bande sonore. J’en ai trouvé un au Nunavik, un soir de solitude sous une aurore des plus boréales et un autre à la toute fin d’une randonnée démentielle en Alaska, sur les traces d’une mine de cuivre abandonnée. J’en ai semé tout au long de mes PVT, du Canada à l’Océanie, d’une rencontre à une autre. Cette main qui s’agite quand je quitte l’école où je viens passer une semaine à enseigner le Tennis, c’est un bout du monde. Cette étreinte d’adieu, ces larmes qui coulent, cette personne qui s’en va dans le froid hiver québécois, un soir de décembre, ces rencontres d’une nuit qui deviennent les souvenirs d’une vie, cet auto-stoppeur qui me prend, cette personne qui m’écoute m’épancher un soir de festivités, toutes ces pépites humaines sont des bouts de mes mondes, atteints après avoir empruntés des itinéraires Bis, des chemins de traverse, des raccourcis imprévus.

Il y aussi ces incontournables, qui portent en eux-mêmes, presque comme un Certificat, cette appellation de bout du monde. La fin d’une route, telle la Wild Atlantic Way, où l’arrivée signifie en réalité un demi-tour et un nouveau départ, ce qui s’applique également à Inuvik, tout au bout de l’effroyable, infernale et mythique Dempster. Une extrémité géographique quelconque, qui incarne persona grata l’idée de ne pas pouvoir aller plus loin : du Cape Farewell à Cape Spears, le point le plus à l’Est de l’Amérique du Nord en passant par toutes ces pointes, ces frontières, ces sommets sur lesquels on tombe presque sans le vouloir, au gré des découvertes.

Les randonnées d'Urugne

Et puis, il y a les plus inattendus, ceux qu’on ne s’attendait pas à trouver, à rencontrer, à percuter sans prévenir. Ils frappent sans avertissement, se saisissent de vous en un instant, ouvrant toutes grandes les fenêtres d’une lucidité parfois malvenue. Lorsque cela m’arrive, ce sont de rares moments d’intense communion avec ce qui m’entoure. J’ai, parfois, l’impression d’être arrivé là où je devais être, en ce temps et en ce lieu. Dès lors, pourquoi donc vouloir poursuivre un voyage qui ne semble plus avoir raison d’être ? Pourquoi vouloir systématiquement aller toujours plus loin, toujours plus longtemps ? Ne vaudrait-il mieux pas s’assoir là, sur ce muret, s’allonger là, sur cette herbe verte et, simplement, ne plus rien faire d’autre que de regarder passer les trains, les nuages, l’humanité ?

Cette impression d’être arrivé au bout du chemin et de ne plus avoir envie d’aller plus loin, je l’ai vécu à plusieurs reprises ces dernières années. Il y a eu des instants où j’ai cru être dans une impasse, d’autres où je me suis dit que j’avais trouvé l’endroit où j’allais passer le reste de ma vie. Sur ce pont à Venise, dans ce village perdu au fond de l’Aisne, dans ma collocation à Vancouver, dans cette ferme de Nouvelle-Zélande, dans ce pub au fin fond de l’Ecosse, sur cette plage des Hauts-de-France. Et puis, en fait, cela ne dure pas : ça ne vit que ce que vivent les roses, aimable parenthèse teintée d’un SI majuscule et imprescriptible. Pourtant, l’espace de quelques instants, le bout du monde a offert quelque chose : la possibilité d’une autre voie, d’un autre chemin, d’un choix.

Le bout du chemin

Et si, justement, le Bout du Monde, en toutes majuscules, n’était pas ce qu’il prétend être, drapé dans sa dignité ? J’ai croisé tellement d’histoires de gens, arrivés pour ne plus repartir, heureux, épanouis, satisfaits, que je vais finir par croire que nous avons tous, à un moment ou à un autre de nos vies, cette dite possibilité. Cela pourrait l’exemple de ces amies hollandaises, suisses ou françaises, arrivées il y a vingt, trente, quarante ans au Yukon et qui n’en sont jamais parties, tombées amoureuses qu’elles sont de ce (véritable) bout du monde. Cela pourrait être également, le récit de ces bourlingueurs de toujours, qui tombent un jour sur leur paradis personnel, au détour d’une île asiatique, d’une hutte mongole, d’une plage paradisiaque, d’une cabine scandinave. Ils s’arrêtent là, mettant en suspens leur vie d’hier pour construire leur vie d’aujourd’hui, de demain, peut-être à des Antipodes (géographiques ou psychologiques) de l’existence qu’ils pensaient mener.

Que dire donc des Bouts du Monde, de mes Bouts de mes Mondes, de vos Bouts de vos Mondes ? Ils sont multiples, uniques, merveilleux, tristes, infinis. Porteurs d’espoirs, de rêves, de souvenirs, d’envies. Promesses de lendemains qui chantent ou témoignages au goût salé des larmes écoulées. Ils sont autant de traces légères, de cicatrices profondes, de mots jetés sur une feuille, de pensées projetées. Ils sont ici, là, là-bas. Partout et nulle part. Ils n’appartiennent qu’à nous, qu’à vous. Ils peuvent s’envoler, s’écraser, ne vivre que dans la mémoire. Ils sont et, en réalité, c’est déjà beaucoup !