La première fois, c’était dans une autre vie, à une époque où je m’occupais d’enfants. J’étais en charge de la coordination d’une classe découverte et l’un de ces séjours qui parsemaient mon année se déroulait dans l’Aisne. La seconde fois, pour autant que je me souvienne, est plus récente, plus proche. C’était la Thiérache et un coup de coeur absolu pour ce bout de France si méconnu. La troisième fois, c’était hier, au début de l’été. Trois jours à vadrouiller en famille et en voiture. D’un champ de bataille à une base nautique en passant par de monumentales ruines. Une autre Aisne, vivante, vivifiante, surprenante, où hier, aujourd’hui et demain se rejoignent pour se balader main dans la main, au gré des routes, des chemins de traverses et des raccourcis temporels
Contempler le temps passé
Parfois, le voyage n’est pas que géographique : il est aussi temporel. Or, je ne crois pas avoir connu une autre région, un autre territoire où celui-ci est si solidement implanté dans le paysage, dans le patrimoine, dans les vallées. Ici, c’est la ruine massive et majestueuse de l’Abbaye de Vauclair. Nous y arrivons alors que la brume n’est pas encore totalement levée, en cette matinée de juin. Des lambeaux volatiles semblent accrochés aux pierres saillantes et angulaires. Lentement, comme si une main géante le prenait délicatement du bout des doigts, le voile se lève et laisse apparaître arches et chemins voûtés. Dans le silence du lieu quasiment désert, nous avançons, avec respect et curiosité. Plus de huit cents années nous séparent de la construction de ce lieu (en 1134) et pourtant, il me semble apercevoir quelques ombres amusées qui chuchotent au détour d’un couloir. Là-bas, au loin, derrière, c’est l’incroyable jardin médicinal, témoignage vivant d’un lien puissant entre Homme et Nature. Si ce n’était pour les hordes de moucherons me prenant pour un végétal géant et m’interdisant de fait l’immobilité, je crois bien que j’aurais pu passer la journée ici, entre contemplations et réflexions sur le flux du temps qui passe, inexorable et puissant. Les bâtisseurs du douzième siècle pensaient-ils que leur oeuvre traverserait ainsi les Âges et que leurs témoignages muets résonneraient encore, paradoxalement, aussi longtemps après ? Pourtant, que reste-il d’eux, aujourd’hui ? Des noms, des lettres sur une pierre tombale oubliée de tous ? Sic transit gloria mundi : ainsi passe la gloire du monde…
Plus loin, plus tard, c’est une grotte où la pénombre silencieuse n’est brisée que par un éclairage presque intime. Ici, ce fut l’antichambre de la mort, un endroit d’agonies, un passage camouflé vers un enfer terrestre bien réel : les champs de bataille de la Première Guerre Mondiale. En la Caverne du Dragon, la Drachenhöhle, on apprend et on découvre un lieu hors du temps, qui fut successivement français, allemand puis partagé. Ici vécurent, de 1914 à 1917, les troupes allemandes. Emplacement stratégique, la Caverne du Dragon se transforma vite en véritable caserne, avec eau, électricité, dortoirs, chapelle et cimetière. Il y avait la Guerre et il y avait la Vie. Et puisqu’il fallait bien (sur)vivre, envers et malgré tout, jour après jour, celle-ci s’organisa : dessins, sculptures et messages trouvèrent leur place, créés par les soldats présents. Puis, suite à la terrifiante (et quasi vaine) offensive du Général Nivelle, les français parvinrent cependant, en juillet 1917, à reprendre (au lance-flamme !) la grotte aux occupants allemands, ceux-ci se trouvant repoussés vers le fond de la grotte. La cohabitation pouvait alors prendre place.
La visite en elle-même est dure, éprouvante, émouvante, immersive. Imaginer la vie quotidienne dans cet univers minéral, humide et oppressant est un exercice qui fait resurgir des peurs enfantines, des frissons d’angoisse. Les récits succèdent aux récits, menés d’une main de maître par une guide passionnante. L’émotion étreint plus souvent qu’à son tour, devant un tunnel bouché, devant un avion en obus, devant des lettres tracées sur un mur. Je crois que des visites comme celles-ci sont primordiales pour ne pas oublier. Pour se souvenir. Pour mettre du concret sur les récits. Pour approcher, de très loin, la réalité de ce que fut 14-18, la Der des Der.
D’ailleurs, la meurtrière Der des Der ne fut pas que souterraine : elle fut aussi (et surtout) extérieure. Le paysage de l’Aisne est marqué par des tranchées devenues chemins, par des mémoriaux et des cimetières, par des villages détruits dont ne subsistent que quelques murets qui peinent à rester debout, dernières traces de ce qui fut et n’est plus. Le site du Plateau de Californie est un exemple révélateur. Du haut du plateau s’étale le champ de bataille du Chemin des Dames, carnage majuscule qui dura du 16 au 25 avril 1917 et qui se solda par la mort de 30 000 hommes, 54 000 blessés et 4000 prisonniers. Juxtaposer la vision d’aujourd’hui sur les histoires d’hier ne fait pas de sens. On ne peut que tenter – toujours – d’imaginer : le village de Craonne, qui fut entièrement détruit (5 millions d’obus tombèrent sur le Chemin des Dames), ce promontoire où était une mitrailleuse tirant sans discontinuer ses balles mortelles tandis que, sans arrêt, montaient et montaient encore les vagues d’hommes envoyés à l’abattoir militaire. Tout cela parait irréel lorsque les yeux se posent sur le paisible tableau champêtre de l’Aisne contemporaine et l’on a du mal à croire que ceci arriva ici il y a cent ans.
Voyager entre temps et Aisne, c’est aussi toucher – littéralement – du doigt des constructions massives, intrigantes qui apparaissent presque démesurées. Ainsi, cette statue surréaliste de Napoléon, juché sur un tertre au beau milieu de nulle part, en plein milieu des champs (en réalité à une encablure de Craonne et du Chemin des Dames), dans une posture stoïque qui semble être une interrogation muette, un appel à l’aide devant une telle solitude. Que fait-il donc là, entre deux cars ? Il semble qu’il ait gagné une bataille sur ces terres, une parmi tant d’autres. Qu’il est cependant étrange de tendre la main vers lui !
Tout aussi surprenant est le château de Septmonts découvert et visité aux côtés de Valérie, greeter locale. Sis dans le charmant village éponyme, il est remarquable que par son impressionnant donjon qui se visite au gré des marches, des salles et des graffitis laissés là de tout temps par les visiteurs les plus illustres… dont Victor Hugo lui-même ! Il fait bon, depuis son sommet, regarder l’Aisne déployer son paysage et observer la vie suivre son cours à 360°. La forêt adjacente offre un bel espace de promenade et d’apprentissage (puisqu’elle fait aussi office de jardin plus ou moins botanique).
Enfin, loin de toutes les douleurs, il y a les témoignages récents. Une multiplication de musées où les traditions d’hier sont conservées, restaurées et présentées. Le musée MotoBecane de Saint Quentin (qui abrite aussi le Village des Métiers d’Antan) ou la Maison de Marie-Jeanne sont des lieux où le temps s’est arrêté et où le compteur chronologique remonte follement. Dans ces endroits où les époques se télescopent, il fait bon se promener entre les échoppes d’antan.
Encore une fois, l’imagination est sollicitée et les questions fusent, furieuses tandis que s’ébahissent les visages enfantins. C’est donc comme ceci que cela se faisait avant ? Et ça, ça servait à quoi ? Et comment les gens ils faisaient pour ? Ces visites confirment quelque chose que nous savions déjà : combien Il est précieux de conserver ce qui fut et qui n’est plus, pour transmettre, pour partager, pour enrichir. La vie d’avant offerte aux yeux avides : pouvoir toucher, tripoter, manipuler, interroger, retourner et détourner. C’est aussi en ces occasions que se forgent les consciences et les souvenirs, surtout à notre époque où l’automatisation, l’IA, les algorithmes et l’assistanat technologiques sont érigés en vertus. Se servir d’hier pour expliquer aujourd’hui et anticiper demain : c’est aussi cela que permet le voyage.
En vert et contre tout
Si je ne devais retenir qu’une seule image des paysages de l’Aisne, je crois que ce serait du vert, en cinquante et une nuances. Bien loin de certains clichés qui se promènent ça et là, le gris n’est pas du tout la couleur dominante de la région ! Je revois encore ce tableau où lac, forêts et champs se succèdent dans un ensemble parfait, composition idyllique à des années-lumière des ténèbres annoncés. Je revois également le domaine de l’Ailette, avec cette piste cyclable étirant son implacable rectitude en bordure d’un (autre) lac, offrant une perspective aussi parfaite qu’incongrue. Qui aurait cru, en-dehors des locaux, que cela était possible, dans ce coin ?
Notre séjour a été l’occasion de battre en brèche bien des idées (mal) reçues. Nous ne connaissions pas, par exemple, Saint Quentin. Nous n’en vîmes que peu mais ce peu est déjà la promesse d’un retour, d’une envie. Ce parc où paissent paisiblement cygnes et canards, cette place où un artiste pleure son crayon envolé, ces musées et ces ruelles entr’aperçues. Saint-Quentin où nous avons également, ô turpitudes, perdu une paire de chaussures négligemment posée sur le toit de la voiture (et totalement oubliée de par la suite).
Nous ne connaissions pas non plus tout ce qu’il était possible de faire dans l’Aisne : randonnées à vélo, base nautique, nuit dans une yourte ou dans une cabane de trappeur, la liste est, comme tant d’autres en d’autres lieux, infinie. Par exemple,c’est ainsi, qu’après notre séjour à Laon, nous avons découvert à Soissons une autre ville digne du plus haut intérêt, avec Clovis en figure de proue. Nous n’avons, en réalité, fait qu’effleurer la surface des richesses disponibles.
L’Aisne semble offrir, à qui sait chercher, maintes et maintes belles choses. De ces trois jours passés à l’explorer, je garde de fabuleux souvenirs, des instantanés éternels : les rires de nos enfants, leur étonnement devant un rouet, l’application sur une machine à coudre à pédale, la solitude bénie d’un moment sous les étoiles, l’attendrissement général devant un faon deviné à l’orée d’une forêt, l’émotion silencieuse devant une mer de croix, de nombreux sourires devant les noms improbables de certaines localités (avec une mention spéciale pour Chaourse et Chamouille, source de joies et de calembours aussi incertains qu’impubliables ici), les explications passionnées de Pascale, notre hôte et guide pendant notre voyage.
Comme toujours, et comme je me le répète à chaque voyage, il n’y a guère besoin d’aller à l’autre bout du monde pour voyager. Des fois, cet autre bout du monde nous attend là, sur un quai, entre Saint-Quentin et Soissons et il ne demande qu’une seule chose : être exploré, découvert et raconté !
Le guide pratique d’un voyage dans l’Aisne
Tirées de notre voyage dans l’Aisne, voici quelques adresses et recommandations testées et approuvées par toute la famille !
Aller dans l’Aisne
Rien de bien compliqué : il y a des trains à destination de Laon, Saint-Quentin, Soissons (et consorts) depuis la Gare du Nord, à intervalles très réguliers. En voiture, toujours depuis Paris, comptez deux heures et (environ) 165 kilomètres. Attention, une voiture est (malheureusement) une option quasiment obligatoire pour pouvoir explorer en toute liberté le département. Cependant, le nombre de trains par jour permet de faire des citytrip d’une journée assez facilement.
Où dormir ?
Deux adresses assez insolites que nous recommandons (tous les quatre) très chaudement avec, tout d’abord, les Yourtes du Moulin Bertrand, dans un coin d’un calme absolu. Quelques yourtes, un vieux moulin à eau, un couple d’une gentillesse absolue et une sérénité des plus étonnantes. Si vous avez toujours rêvé de dormir dans une yourte sans pour autant aller à l’autre bout du monde, foncez ! De plus, la cuisine du restaurant adjacent est très bonne (et à base de maroilles). Notez la présence d’un petit terrain de foot, de quelques biches et même d’alpagas. La nuit coûte 97€ pour quatre personnes (petit-déjeuner inclus) et les enfants de moins de quatre ans ne paient pas.
L’autre hébergement où nous avons dormi est certes moins surprenant et plus fréquenté mais ce n’est pas tous les jours que nous passons une nuit dans une cabane de trappeur avec un bar / restaurant tout droit sorti du FarWest. C’était aux Etangs du Moulin, un chouette camping où il est possible de pêcher. La location à la nuitée n’est possible qu’en basse-saison. Pour une semaine pleine, les prix vont de 300 à 400€. Vous avez également l’option du chariot bâché ou du tipi ! Seul regret concernant l’endroit : le Wifi payant (même à 3€ la journée).
Que faire dans l’Aisne ?
Adoré par les enfants : le Village des Métiers d’Antan à Saint Quentin // Musée autobécane. Une très belle visite constituée de nombreuses échoppes, avec des acteurs en tenue d’époque et la possibilité de tripatouiller beaucoup, beaucoup de choses ! Dans le même genre, la maison de Marie Jeanne est une autre belle possibilité à Alaincourt : une vaste collection d’objets ayant traversé une grande partie du vingtième siècle.
Si vous êtes intéressés par la première guerre mondiale, vous n’aurez (tristement, ai-je envie de dire) que l’embarras du choix : la Caverne du Dragon (visite guidée obligatoire) et l’ensemble des lieux du Chemin des Dames sont deux possibilités parmi tant d’autres pour faire du tourisme de mémoire.
Pour les fans de la nature, aucun souci avec tout le secteur de l’Ailette : plage de sable fin, activités nautiques (Axo Plage est très bien pour les familles), randonnées à vélo. Vous trouverez non loin le site de l’Abbaye de Vauclair, absolument remarquable.
Enfin, si vous voulez découvrir le Donjon de Septmonts en rébus, faites comme nous confiance à Valérie, notre greeter préférée !
Le bonus
Parler de l’Aisne sans parler de Chloé, cela serait parler de Rome en oubliant César. Du coup, je vous recommande chaudement et impartialement d’ajouter dans vos favoris My Sweet Escape et de jeter un oeil tout attentif à la rubrique « Je suis picarde », qui regorge d’idées !