[Conte de faits voyageurs en des temps maladifs]
Il était une fois, en une contrée indéterminée, un petit Ailleurs qui ne demandait qu’à voyager.
Depuis sa plus tendre enfance, il ne rêvait que d’épopées, d’odyssées, de départs au long cours et d’arrivées en lieux incertains. Souvent, en ses tendres et belles années, il passait de longues heures à regarder, amoureusement, les frontières mouvantes de son univers. Du bout des doigts, il traçait des itinéraires pleins de creux et de déliés, emplis de circonvolutions, de tours et de détours, de cercles concentriques, de rectangles carrés et de triangles pas du tout quelconques, faisant d’une simple carte un terrain de JE infinis.
Au fur et à mesure des années, le vaillant petit Ailleurs rencontrait de plus en plus de gens, curieux d’en savoir plus à son propos. On lui disait qu’on venait parce qu’il paraissait que les autres y étaient (alors qu’en fait non), qu’on leur avait dit de le regarder ou encore de le consulter pour des questions d’herbe plus verte chez lui que chez eux. Enrichi par chacune de ses rencontres, Ailleurs persistait dans ses enivrements oniriques. Chaque jour passant le rapprochait un peu du grand départ, du moment tant attendu où il pourrait enfin sortir, partir, ne rien plaquer pour aller, enfin, voir de par lui-même s’il y était réellement.
Et arriva, après moult années, la date espérée. Ailleurs, plus vaillant que jamais, avait tout préparé depuis belle lurette. Il connaissait le chemin pour sortir de sa zone de confort. Il avait repéré, en amont, les chemins de traverses, les déviations impromptues, les voies latérales, les itinéraires bis, ter et quater, accompagné par Bison Fûté, Lapin Malin et même Oursin Coquin. Il partait pour une micro-épopée, une macro-aventure, une nano-traversée de son monde, un méga-trip ou une giga-excursion : les mots ne pouvant mettre d’étiquette sur ce qu’il se préparait à vivre réellement.
Cependant, alors qu’étaient emballés l’indispensable et le superflu, un petit grain de sable parvint à se glisser dans les rouages si bien huilés. Il était vraiment tout petit ce grain de sable. Minuscule, microscopique, à la limite même de la visibilité et de la perception. Il vint tout doucement, sans se faire voir, toquer à la porte du monde d’Ailleurs, sous la forme d’une drôle de Pandémie, d’une bizarre maladie aimant à sauter d’hôte, faisant fi des frontières, règles et autres recommandations sanitaires. Bien que respectueuse des horaires, des lieux clos, des espaces publics (et autres), elle ne semblait pourtant n’en faire qu’à sa tête, qu’elle avait de linotte par ailleurs.
Dès lors, Ailleurs vit se fermer les portes, se clore les frontières et ses rêves. Envolées, les images de demain. Perdus, les clichés d’ici et de là. Terminées, les folles espérances, les nuits sous un ciel mille fois étoilé, à têter la voie lactée et à bronzer à la lumière de la lune. Oubliées, les traversées, enterrées, les découvertes. Abîmées, les rencontres d’un soir et les amours d’une vie. Ailleurs n’avait plus que ses yeux pour pleurer, ses larmes coulant doucement de pupilles jadis enivrées et désormais orphelines.
Pourtant, était-ce bien là la fin de tout, le point final, la dernière ligne d’un livre pas encore commencé, vierge de toute écriture ? Fallait-il donc que le point de départ fut aussi ligne d’arrivée ? N’y avait-il donc pas quelque chose d’autre à faire, à tenter, à essayer ? L’impossibilité d’aller là-bas était-elle forcément, nécessairement, une interdiction d’aller ici ?
Doucement, tout doucement, Ailleurs reprit courage. Redevenant vaillant, il ouvrit ses yeux douloureux d’avoir trop pleuré, il ressortît ses espoirs de la poche où ils étaient profondément enfouis et, un pas après l’autre, il poussa la porte devant lui. Et sortit. Et marcha. Et marcha encore et encore. Ses pas le menèrent là où il était déjà allé, sans prendre le temps de regarder, trop occupé à se projeter. Ailleurs apprit à observer, à se figer, à goûter le silence et à déguster l’autour de soi. Ailleurs apprit que le voyage commence forcément par ce qu’il y a à côté, à proximité, là, à portée de main.
Et depuis ce jour, le Vaillant Petit Ailleurs n’a plus peur, n’est plus triste.
Il sait qu’il n’a qu’à ouvrir un volet, une fenêtre, une porte. Pour être chez lui, là-bas et ici en même temps.
C’est ainsi que, depuis ce jour, Ailleurs voyage sans cesse, sans rien chercher ni rechercher. Et si vous le voyez, un jour, passer devant chez vous, n’hésitez pas à l’accompagner quelques temps : il sera ravi de vous avoir à ses côtés !