Ô combien est étrange cette année 2020, qui voit aller et venir les confinements, les restrictions, les interdictions. Au cœur d’icelles, l’impossibilité (quasi) absolue de voyager « comme avant » est parmi les plus remarquées. Finies, les escapades d’un week-end en Europe, les épopées nord-américaines, la ruée sur les billets à bas prix et les achats compulsifs de bagages garantis Ryan Air Compliant. A la place sont arrivés les encouragements à (re)découvrir son pays, à aller voir autour de chez soi, dans son département, dans sa région.
Dès lors, si l’on considère, avec une relative objectivité, qu’une page est bel et bien tournée et que le voyage, tel que nous l’avons connu, semble définitivement à oublier (du moins pour quelques temps), quelles vont être les tendances des années à venir ? Ce pivot, ces changements, cette transition n’est-elle pas, en réalité, ce qui pouvait arriver de mieux, en ces temps où des changements drastiques doivent être, non plus envisagés mais à tout prix mis en place ?
Et si, finalement, cette crise née du COVID était la petite pierre roulante entraînant une grosse avalanche, permettant au final de tout reconstruire sur des bases propres plutôt que sur des ruines ?
Un monde à bout de souffle(s)
Quelque soit le bout par lequel on le regarde, l’angle sous lequel on l’aborde, il apparait clair que le monde du Voyage, dans son intégralité, était d’ores et déjà en train de se consumer, à vives flammes.
On trouve, pêle-même, dans ce constat, certains points tels que :
- La démocratisation totale du voyage aérien, qui a rendu accessible à tous des voyages à des prix défiant toute concurrence (au regard notamment du train) vers des destinations toujours plus éloignées. Dès lors, pourquoi rester en France quand un aller-retour vers quelque part (en Europe, les DOM-TOM ou New York, par exemple) coûte à peine plus cher qu’un voyage ferroviaire vers le Sud, surtout en gardant en tête les hérésies tarifaires de l’opérateur national ?
- L’explosion hors de tout contrôle de la fréquentation touristique de certaines villes (Venise, Amsterdam, Lisbonne ou encore Barcelone sont des exemples parfaits).
- L’offre toujours plus pléthorique des locations touristiques (où AirBNB fait bien sûr office d’hydre démoniaque selon certains ou de tête de gondole à admirer selon d’autres, tout n’étant qu’une question de points de vue).
- Le besoin d’être vu.e, de faire savoir, d’exposer et de s’exposer dans une vie toujours plus belle, toujours plus riche, toujours meilleure que celle des autres, essentiellement sur les réseaux a-sociaux. Cela rejoint un autre élément, avec le besoin de partager à la vue et au su de tous chaque « expérience » vécue hors de chez soi, ladite expérience étant souvent la cause réelle et motivée du voyage.
- Une surenchère permanente dans le marché des niches, avec une surmultiplication des offres, des concepts, des plus légitimes (la micro-aventure) aux plus farfelus (le Glamping et tous les autres trucs en -ing) en passant par le Staycation et autres étiquettes des plus étranges (et en sachant, de toute façon, que rien n’égalera jamais le génie absolu du Laboratoire de Tourisme Expérimental). Je passe sous un silence miséricordieux les labels qui fleurissent dans tous les sens, ressemblant à un bouquet labyrinthique et dans lequel il est risqué de vouloir s’aventurer si on ne maitrise pas toutes les Arcanes du Langage.
- Une responsabilité clairement engagée dans le développement mondial du COVID (un élément qui mériterait un article spécialement dédié) avec cette lancinante question qui n’aura probablement jamais de réponse : quel serait l’état de l’épidémie si tous les voyages avaient été purement et simplement annulés dès les prémices de la pandémie ?
- L’impact et le coût écologiques de tous ces déplacements – notamment aériens mais pas que – qu’il faut désormais intégrer dans toutes les réflexions, dans tous les calculs, dans toutes les projections à venir
Cependant, tout n’est pas si sombre dans le Monde du Voyage. De nombreux acteurs et actrices, de nombreuses structures se battent au quotidien pour défendre d’autres formes de tourismes et de voyages, plus respectueux, s’inscrivant dans la mouvance du Développement Durable, de l’éthique et, globalement, du respect de la Planète. Je pense particulièrement, en France, à ce que propose le Réseau ATD, parmi tant d’autres.
Le virtuel, le nouvel opium du peuple ?
Puisque les voyages impliquant un déplacement physique semblent désormais proscrits, pourquoi donc ne pas s’aventurer vers de nouveaux territoires, à peine défrichés ? Même si cela fait déjà bien longtemps que l’Internet est partie prenante dans l’Industrie du Tourisme, avec une prise de pouvoir de plus en plus importante, des pans immenses restent cependant encore à explorer avec, en point d’orgue, la virtualisation intégrale d’un voyage.
La virtualisation d’un voyage, kesaco ?
C’est faire vivre, de A à Z, l’expérience du voyage sans avoir à quitter une seule seconde son canapé. Depuis le choix de la destination jusqu’aux lieux à visiter en passant par une vaste sélection d’activités, il est presque déjà possible de vivre cela en utilisant les nombreuses ressources déjà existantes, tel que la VR (Réalité Virtuelle en VF) et son casque immersif. En poussant même la réflexion un peu plus, on peut considérer que cette virtualisation est déjà dans notre vie quotidienne : Google Maps permet d’explorer sans limites, TripAdvisor et autres offrent pléthore d’avis, les Box Voyages reçues à domicile sont un voyage sans déplacements et cela sans même parler des millions de sites qui font partir de chez soi en un seul clic. Dès lors, voyager de façon virtuelle ne serait qu’un pas de plus sur ce chemin.
Ce marché en pleine expansion me semble être un passage obligatoire à court terme. D’ailleurs, les professionnel.le.s ne s’y sont pas trompé.e.s. Les propositions collaboratives et interactives « d’expériences » se multiplient (telles les visites guidées à distance d’Edimbourg, pour ne citer qu’elles) et même les salons s’y mettent, tels que fameux WTM de London ou le tout jeune #DirecTravel, qui tient cette année sa première édition entièrement dématérialisée. Il en va de même pour certains évènements plus corporate comme les conférences de presse, vernissage et autres, qui se font désormais sans soucis via un lien Zoom et des intervenant.e.s de qualité.
Pour autant, aussi prometteur soit ce tableau, je ne crois pas que le voyage en arrivera à devenir entièrement virtuel. Cette solution offre un magnifique palliatif et présente de très belles promesses, notamment pour ceux et celles qui ne peuvent se déplacer (pour X raisons que ce soient) mais rien ne remplacera jamais le vrai voyage, physique, visuel, réel. Comment pourrais-je ressentir le vent sur mon visage, quelque part sur des falaises d’Irlande ? Et le goût d’une vodka au fin fond de la steppe mongole ? L’émerveillement après trois heures de randonnée en Nouvelle-Zélande ou devant la beauté brute des Highlands ?
A mon sens, tout l’enjeu de ce nouvel élément repose sur une question d’équilibre entre trop et pas assez. Il va falloir réussir à se servir du virtuel comme d’un atout, d’un allié, d’un outil très puissant sans que cela n’empiète trop sur le réel du voyage. A trop vouloir faciliter les rapports en impliquant applications, smartphones et autres ordinateurs, le risque est grand de voir disparaître l’enjeu humain, qui est pourtant le cœur même de l’Industrie. Les années à venir et les tendances qui apparaitront saurons nous dire si ce défi a été relevé avec justesse.
Authenticité ou#AuthentiCité ?
L’une des tendance les plus marquantes des dernières années est cette quête chamanique, cette odyssée homérique, cette chimère : la recherche de l’Authenticité. Celle-ci doit se trouver partout : dans le logement, dans le contact humain, dans les activités, dans les rapports commerciaux. Elle est quasiment devenue un incontournable commercial systématiquement mis en avant dans toutes les communications touristiques. On ne saurait faire l’impasse sur cet argument, cet avantage qui semble être présent aux cinq coins du monde connu.
Hélas, est-elle réelle, cette authenticité tant vantée ? Ou n’est-elle que poudre aux yeux, jetée pour mieux appâter avec les promesses d’une ville authentique, d’une #AuthentiCité où rien n’a été perturbé par les arrivées massives des flux touristiques ?
J’avoue être profondément perplexe sur le sujet avec, en point de mire particulier, les attentes spécifiques de ceux qui court après elle sans s’arrêter une seule seconde pour se poser et réfléchir. Comment peut-on demander en même temps le beurre, l’argent du beurre, le lait, le logis de la crémière et la vache, le tout dans un paquet cadeau et en ne payant que le moins possible ? Comment ne pas comprendre que c’est un cercle des plus vicieux, un serpent se mordant dans la tête que d’espérer vivre une expérience authentique quand ce qui se faisait l’authentique s’est barré à toutes jambes, effrayé, chassé, botté à coups de pieds ? Quand des blocs entiers de logements sont destinés à accueillir des touristes, quand les petits magasins locaux ferment pour être supplantés par des commerces axés sur une consommation essentiellement gentrifiée et touristique, c’est qu’il est déjà trop tard. L’authenticité se fait aux dépends des habitants, lesdits habitants se trouvant expropriés, refoulés en périphérie, faisant perdre par là-même ce qui faisait la force, l’âme, la réalité d’un lieu, d’un quartier, d’une ville.
Dans un monde idéal où tout serait pour le mieux, strictement rien de la vie quotidienne ne devrait être bouleversé par la présence de touristes. Les choses poursuivraient leurs cours en toute paisibilité et les passages se feraient fugaces, timides ombres seulement entr’aperçues. Les prix ne seraient pas tirés vers le haut, les lieux seraient respectés et la nature resterait intacte, que ce soit dans un parc parisien, une montagne écossaise ou un camping islandais. Aucun quartier ne se verrait enlaidir par la construction subite d’hôtels et les manifestations anti-touristes ne seraient venues à l’esprit de personne.
Un jeu de dupes auquel nous participons
Il y a donc un immense jeu de dupes, auquel nous avons tous la conscience de participer, avec ou plus moins d’innocence. De par nos choix, nos comportements, nos habitudes de consommation en voyage, nous sommes les acteurs de ces changements. Ne plus aller à l’hôtel pour privilégier l’appartement, c’est entrer dans ce jeu. Prendre son petit -déjeuner dans un Bar à Céréales plutôt que d’acheter à la boulangerie du coin, c’est entrer dans ce jeu. S’agglutiner pour faire une photo destinée à IG (qui sera taguée #Authentic) et détruire un écosystème tout en développant un autre, c’est entrer dans ce jeu. Sciemment biaiser la vérité d’un lieu en en renvoyant une image faussée, à des années-lumières de la réalité, c’est entrer dans ce jeu.
La liste des exemples que nous faisons, de ce que j’ai fait (et que je fais probablement encore) est sans fin. Aussi, plutôt qu’en faire une litanie infinie, pourquoi ne pas plutôt réfléchir à ce qu’il est possible de modifier, sur quels leviers appuyer, quels boutons presser pour, plutôt que de tout changer radicalement, inciter à une envie de changement qui viendrait naturellement ? Je ne suis pas partisan d’un retour en arrière, de la solution de tout effacer en disant « C’était mieux avant ». C’est, d’une certaine façon, la recherche de l’Authenticité (et de l’économie, bien sur) qui a fait naitre de merveilleuses initiatives comme le Couchsurfing, les réseaux de douches et autres Wwoof et HelpX. Ce sont de trop belles trouvailles trop précieuses pour être sacrifiées ainsi. Encore une fois, tout est question de mesure, de positionnement et de réflexions personnelles, en amont, pendant et en aval du voyage.
Dès lors, si l’Authenticité doit absolument être la colonne vertébrale de votre voyage, si elle est l’ADN de vos envies, sachez simplement qu’il existe des solutions pour cela et qu’il ne tient qu’à nous de les chercher, de les trouver et de les faire connaitre.
L’ultra-local, une chance à saisir
#CetEtéJeVisiteLaFrance, #JeReDecouvreLaFrance : vous n’avez pas pu rater, si vous êtes présent.e.s sur les Internet, les campagnes promotionnelles pour (re)lancer le tourisme hexagonal, en ces temps sombres où il ne fait pas spécialement bon voyager. Si je ne vais pas m’étendre sur la pertinence de la seconde campagne (« Voyager est un acte républicain » qu’ils disaient peu ou prou avant d’annoncer le retour de la vengeance du confinement), je ne vais non plus discuter mot-dièse et hashtags, l’ayant déjà fait en ce lieu en d’autres temps.
Ce qui m’intéresse par contre beaucoup, et me ravit même, c’est de voir les voyages en France fortement encouragés. Bien sûr, il a fallu une pandémie et des circonstances exceptionnelles pour voir un positionnement aussi fort mais, maintenant que cela est lancé, il faut à tout prix conserver cette vitesse de croisière et absolument continuer sur cette voie. Nous avons la chance de vivre dans un pays d’une richesse patrimoniale inouïe, avec une gastronomie d’exception, des paysages d’une variété infinie. Pendant trop longtemps, tous ces atouts ont été considérés comme allant de soi et n’étaient pas forcément mis en avant auprès des habitant.e.s., eux-mêmes n’étant pas vu comme LE public à privilégier pour des campagnes de communication et c’est justement là que le bât blesse (et fait même très mal).
Qui donc connait le mieux un territoire, une région, un département que ceux et celles qui y vivent jour après jour ? Qui sont les mieux placées pour conseiller, orienter, donner des indications adaptées ? Aussi utiles soient-ils, les guides de voyage ne sont qu’un outil, pas une Bible, tout comme les sites internet généralement consultés. Quand on veut du précis, du sur-mesure, il faut aller le chercher à la source, sur place : coup de téléphone, courriel ou déplacement physique. Il faut aller éplucher les cartes, être curieux.se et aimer faire des détours.
L’un des paradoxes intéressants nés de la crise du COVID a été l’afflux inattendu du public dans de nombreux lieux. Nous avons donc eu, d’un côté, le discours « Venez, venez vite » et de l’autre, presque en même temps, « Stop, il y a trop de monde, ce n’est plus vivable ». Sans surprise, les foules se sont dirigées vers ce qui est régulièrement mis en avant. Du coup, pourquoi donc ne pas avoir tenter de créer des dérivations, des voies de traverses, des Itinéraires Bis pour désengorger, pour mettre en lumière des endroits moins connus, tout aussi qualitatifs ?
Communiquer, ce n’est pas que rabâcher, encore et encore, une liste connue de tous. C’est aussi – et surtout – savoir exposer tous les attraits d’un Territoire, avec mots et retours justes. Le temps est bel et bien passé où il suffisait d’une photo et quelques retours élogieux pour promouvoir. Si nous voulons être à la hauteur des défis touristiques à venir, il faut être audacieux et humbles à la fois. Audacieux dans les choix, en sortant des éternels immanquables. Humbles en ne vendant par du rêve mais du réel. Ne promettre que ce qui sera vécu, sans fioritures ni étalages oniriques venus de nulle part. Il faut également, et à tout prix, travailler sur une imagerie propre, sur une identité individuelle clairement définie et qui ne soit pas le copier-coller d’un autre pays, d’une autre ville, telles ces Venise de tous poils régulièrement chantées.
Il faut enfin, et c’est obligatoire, rendre ses lettres de noblesse au train : rouvrir les petites gares et les lignes fermées. Créer des navettes entre les gares et les lieux seulement accessibles en voiture. Créer une nouvelle grille tarifaire accessible et compréhensible. Le chantier est immense mais le gain potentiel énorme.
Savoir être soi-même plutôt que d’espérer paraître. Illuminer les lieux méconnus. Encourager encore et encore la découverte hexagonale. Aller chercher la parole des locaux, les faire Ambassadeur de leur territoire. Donner les moyens de voyager : ce sont là quelques axes que je pense essentiels au tourisme des années à venir.
Et demain ?
Les mois qui s’en viennent ne seront probablement pas teintés d’une espérance folle et je pense qu’il en faudra de nombreux avant de retrouver un semblant de normalité. Dès lors, lorsque celle-ci sera revenue avec la stabilité nécessaire, que ferons-nous ? Replongerons-nous avidement dans nos habitudes d’hier ? Aurons-nous profité de cette immobilité forcée pour envisager des changements, des remises en cause ? Les promesses d’hier seront-elles les actes demain ou resteront-elles simples serments d’ivrogne ?
Le monde du voyage est à un vrai tournant de son existence, peut-être même le premier de cette ampleur. Ce qui paraissait inconcevable est pourtant arrivé et les dégâts – économiques, physiques et humains – prendront des années à être réparés. Peut-être donc serait-il sage de poser de nouvelles bases ? Ou alors, sans que je ne le sache, peut-être que le mieux est de rafistoler, de réparer à la va-vite et de reprendre exactement là où nous nous étions arrêté.e.s auparavant. Evidemment, personne n’a la réponse, pour l’instant, à ces questions mais il ne tient qu’à nous de les y apporter. Pour le meilleur et pour le pire.
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