Quelque part au nord de Whitehorse, à un jet de pierre de Dawson, se trouve l’une des autoroutes les plus irréelles du monde. Plus de mille kilomètres de gravier, la traversée de villages déserts et de fleuves impétueux pour terminer au beau milieu de nulle part, à Inuvik. La Dempster Highway est l’une des épopées immanquables pour qui veut découvrir le Yukon et les Territoires du Nord Ouest. Je vous propose aujourd’hui un voyage tout au long de cette route sans pareille ailleurs !
L’enfer du gravier
– Petite Introduction –
Pourquoi comprendre la Dempster, il faut d’abord se poser une question essentielle: « Pourquoi est-elle en gravier et non pas en bitume comme toute bonne autoroute qui se respecte ? » Pourquoi avoir choisi la difficulté à la facilité ? Pourquoi ne pas avoir fait simple et tracé un long et sinuant ruban à travers les étendues désertes du grand Nord ?
La réponse est simple et tient en 2 mots et 5 syllabes: Permafrost (pergélisol). Hiver.
Vouloir construire des routes en béton dans des latitudes pareilles est une absurdité, comme on pu s’en rendre compte les GI qui se sont « amusés » avec l’Alaska Highway. Aux premiers froids venus, le béton se fendille, se fracture, se casse quand il ne se gondole pas simplement. Très vite, la route devient inutilisable et nécessite de nombreuses et coûteuses réparations qui se répètent chaque année à la même saison.
Le pergélisol (en anglais : permafrost, en russe : ?????? ????????, vetchnaïa merzlota) désigne la partie d’un cryosol gelé en permanence, au moins pendant deux ans, et de ce fait imperméable1,2.
Le permafrost existe non seulement dans les hautes latitudes (permafrost polaire et subpolaire) mais également dans les hautes altitudes (parois sub-verticales jusqu’à 3 500 m d’altitude du permafrost alpin). Il couvre un cinquième de la surface terrestre dont 90 % du Groenland, 80 % de l’Alaska, 50 % du Canada et de l’ex-Union soviétique. Il est généralement permanent au-delà du 60e degré de latitude et est plus sporadique pour le permafrost alpin4.
Source
Les ingénieurs ont donc bien vite compris que le projet Dempster allait être compliqué et nécessiter quelques précautions.
La route Dempster a été officiellement ouverte le 18 août 1979, à Crique Plate (Flat Creek), au Yukon. La route a deux voies, la surface est en gravier, à partir de la route du Klondike près de Dawson City (Yukon) à Fort McPherson et Arctic Red River (Tsiigehtchic actuellement) dans les Territoires du Nord-Ouest. Les Forces canadiennes du 1er Régiment du génie de Chilliwack, en Colombie-Britannique ont construit les deux grands ponts sur les rivières Ogilvie et Eagle. La conception de la route est unique, principalement en raison des conditions physiques difficiles. La route se trouve au sommet d’un remblais d’un à deux mètres de hauteur, en gravier, pour l’isoler du pergélisol. Sans ce remblais, le pergélisol fondait trop l’été et la route s’enfoncerait dans le sol avec le passage des véhicules.
Source
La carte ci-dessous permet de se faire une idée (toute relative) du tracé effectif, sachant que celui-ci peut se poursuivre en hiver sur les fleuves gelés et monter plus haut, vers Tuktoyatuk.
– Conduire sur une patinoire –
Imaginez que vous veniez juste d’avoir votre permis et que vous décidez, comme ça, d’aller faire un tour vers le cercle arctique. Imaginez de même que vous avez derrière vous, en tout et pour tout, l’expérience d’une autoroute droite et sans virage, ne présentant aucune autre difficulté que de doubler un camion tous les 300 kilomètres ou de faire un arrêt pour photographier un ours de passage. Imaginez enfin que votre challenge va consister à maitriser un véhicule (presque) défaillant sur une surface traitre, glissante, cassante où le moindre moment d’inattention peut vous envoyer dans le décor: vous comprenez ce que j’ai vécu.
Quand je me suis engagé pour la première fois sur la Dempster, je dois avouer que j’étais loin d’être rassuré. Déjà, les 4 pneus de Titine (aka Ta2boo) n’étaient pas les même. Ensuite, mon copilote ne se doutait absolument pas de l’endroit où nous allions. Enfin, chaque croisement avec un autre véhicule excédant (même de peu) la vitesse maximum est l’occasion de recevoir une merveilleuse pluie de gravillons propre à fendiller bon nombre de pare-brises et de fenêtres.
Au début, cela a été. Je ne roulais pas vite, je faisais attention et j’avais juste l’impression de piloter une savonnette posée sur un bloc de glace, avec des roues en peau de banane, le tout en prenant un bain de boue perpétuel, du au mauvais temps ambiant. Après quelques bornes de frayeur, je me suis finalement décidé à garder le volant et à tenter le tout pour le tout: survivre. En effet, quelques mois auparavant, j’avais vécu les joies de mon premier accident de la route, quand mon Nico de service avait décidé d’aller visiter le fossé local, après une superbe série de zigzags divers et (a)variés:
Bref, nous repartons donc pour Tombstone, sous un temps pas exceptionnel… Et on re-roule encore et encore -à force de rouler, on va finir par croire que je fais de la pub pour OCB – Et soudain, alors qu’à notre gauche se trouve une rivière et à notre droite un joli fossé, un véhicule arrive d’en face, bien centré au milieu de la route. Notre Nico se déporte un peu pour ne pas avoir de problèmes.
Et là, c’est le drame.
Gauche, droite, gauche, droite, gauche, Gravier-Planning et vlan, une titine dans le Fossé. Je lâche un des pires jurons de ma vie, Nico check si tout va bien et Pierre essaye tant bien que mal de sortir de ce bordel ambulant pendant que mon second réflexe est de prendre mon AN.
Résultat des courses: rien. Strictement rien. Tout est intact et on se retrouve comme trois guignolos à prendre des photos de nous devant la voiture… Sachant qu’un truck de pécheurs nous a vu nous crouter, s’est arrêté et a été cherché de suite à un chantier voisin une grosse chaine et un gros truck pour nous dégager de la. Ils ont même pris le temps de sortir leurs cannes à pêche et d’aller taquiner le goujon en attendant. Donc, c’était même pas un vrai accident mais ça fait genre « On a failli être tous mourus, vous vous rendez compte ! ».
Extrait de « Dempster Attitude – La saga du Roadtrip »
Conduire sur la Dempster est avant tout (et selon moi) une question de chance, de talent et de confiance en soi. Il faut croire en son matériel, en son véhicule, ne pas se laisser distraire par les paysages, rester concentré sur la route et sur les autres trucs de passage, slalomer entre les nids de poule, les champs de mine les ours rigolards et les caribous égarés. Il faut également faire très attention à ne pas percuter les x² voitures arrêtées pour des pauses photographiques et bien penser à faire un large détour pour les esquiver…
– Quand l’homme se fait rare –
S’il est vrai que la route se termine à Inuvik, ce n’est pas pour autant que cette destination doit être le motif de votre voyage. Autant vous le dire (et ne gâcher ainsi aucun suspens du tout), il n’y a rien à voir d’exceptionnel de par là-haut. La ville est aussi petite que moche, la vie y est hors de prix et l’on vend des peaux de renard au supermarché. Tous les bars sont fermés le dimanche soir (alcoolisme local oblige) et il faut montrer patte blanche pour acheter du savon liquide. Les deux seuls trucs vraiment dignes d’un petit intérêt sont le GNAF, un festival d’art nordique et l’église Igloo.
Je ne vais pas non plus m’étendre sur les « villes » traversées. Deux faubourgs sans âme, perdus dans l’immensité de la toundra arctique mais qui recèlent cependant deux curiosités qui peuvent justifier un arrêt sur le trajet. Tout d’abord, la fabrique de tentes, tipis et sac à dos de Fort Mc Pherson, un peu dure à trouver, un tantinet paumée, pas facile à identifier et dont les heures d’ouverture étaient bien aléatoires lors de notre passage. Ensuite, et beaucoup plus intéressant car chargé d’Histoire, le cimetière adjacent où reposent les corps de la Lost Patrol. Le lieu est verdoyant, bucolique et empreint d’une atmosphère spéciale.
Premier (ou dernier) lieu de rencontre sur la route, l’Oasis merveilleuse d’Eagle Plains, à quelques encablures du cercle arctique. A la fois hôtel-restaurant-garage-station service, c’est l’endroit emblématique où se croisent et recroisent tous les voyageurs en route pour quelque part. Il est impossible (au sens physique du terme) de ne pas passer devant et il est quasiment impossible (au sens moral) de ne pas s’y arrêter pour savourer un peu de chaleur, une bonne bière ou une petite partie de billard.
Je me rappelle m’y être arrêté à quatre reprises et y avoir passé des soirées mémorables avec des compagnons d’une soirée, sous le chaud soleil de minuit. Souvenirs immortels !
– La beauté brute –
Ce qui fait la force de la Dempster Highway, c’est la beauté des paysages traversés. Du monumental parc national de Tombstone aux étendues vierges du nord, la Nature est en son royaume, simple et majestueuse. Lors de votre trajet, ne soyez pas étonnés de croiser une faune variée et intrépide, aussi prompte à fuir qu’à venir vous saluer, sans prévenir le moins du monde. Nous avons ainsi croisé, au fil de notre balade, deux bestioles nageant dans un étang…
Ou encore un charmant renardeau (qui fera l’objet d’un article à part !)
Le reste est à l’avenant et se passe vraiment de commentaires. Vastes montagnes, routes qui se découpent au lointain sur le soleil (très peu) couchant et l’envie, irrésistible, de se lancer dans une randonnée à travers ces monts idylliques. La conduite sous ces latitudes est d’ailleurs un peu piégeuse: il est dur de savoir où et quand s’arrêter, surtout lorsque la nuit n’existe pas et que les rythmes biologiques sont bouleversés. Ainsi partis de Whitehorse tôt le matin, nous n’avons planté les tentes que vers 3 heures le lendemain matin…
Certains endroits sont bien sur plus emblématiques que d’autres, tel le légendaire croisement avec le cercle arctique, qui est le motif (presque) principal de x²% des touristes s’aventurant de par ici. La place est le plus souvent déserte, avec un panorama à se damner et comporte même un charmant panneau explicatif du pourquoi du comment des aurores boréales !
Celui de la frontière entre le Yukon et les NWT/TNO offre aussi quelques perspectives photographiques sympathiques…
Ce qu’il reste d’un tel voyage, après l’avoir entrepris un couple de fois: des souvenirs, des clichés, des instantanés et, bien sur, un stock assez monstrueux de photos, pour se pâmer et se damner encore et encore !
NB: Certains clichés de cet article sont l’œuvre de Pierre, compagnon de voyage de cet été et sont donc sa propriété exclusive.