Paroles de Licia Verrecchia

Dans le cadre de la série de portraits “Paroles de…”,  j’ai eu le plaisir , pour ce troisième épisode, de pouvoir rencontrer et interviewer Licia Verrecchia, Napolitaine de naissance, ancienne responsable de production touristique en Birmanie où elle a passé les 7 dernières années de sa vie et héroïne secondaire du premier livre d’Aude Sécheret “Rumeurs birmanes”.

Nous rencontrons une femme pleine de caractère, qui revient avec nous sur son parcours, sa vie d’expatriée, ses ressentis et les aléas inhérents à l’expérience de l’international. C’est de même qu’elle nous fait partager, en mots et en photos, sa Birmanie, qu’elle a appris à aimer et à connaitre.

Cet entretien s’est déroulé en vidéoconférence, en décembre 2012.

La présentation

Bonjour Licia et, tout d’abord, merci d’avoir accepté de te prêter à ce petit jeu de l’interview. Pour commencer, pourrais-tu te présenter ? Qui es-tu, d’où viens-tu, quelle a été ta formation professionnelle… ?

Bonjour !

Je m’appelle donc Licia Verrecchia, et j’ai 33 ans. Je suis née à Naples le 22 juin 1979, issue d’une vieille famille italienne assez catho et plutôt très à l’aise financièrement, dans toute la tradition locale. J’ai ensuite un parcours assez classique de “fille de bonne famille”, avec tout ce que cela comporte: bonnes écoles privées, classes privilégiées…

J’ai fait une bonne école de commerce, j’étais une élève assez bosseuse, donc pas de problème pour trouver du boulot rapidement. Et puis l’appel du large, évidemment, donc, je me suis orientée vers la production touristique.

Comment es-tu arrivée en Birmanie, pour y faire quoi ?

J’ai été contactée par une société qui souhaitait monter et développer un nouveau type de tourisme en Birmanie, à destination d’un public de classe aisée mais tout en restant dans un cadre “sain”, respectant des valeurs éthiques fortes et compatibles avec les demandes actuelles en termes de respect et d’intégrité. C’est donc dans ces conditions que j’ai accepté de partir m’installer à Rangoon sous un statut de travailleuse expatriée.

L’expérience birmane

Fallait pas trop se montrer, nous les occidentaux, on pouvait passer pour des journalistes. D’ailleurs, un journaliste japonais, Kenji Nagai, s’est fait exécuter en pleine rue.

Durant ces 7 années là-bas, je me doute bien que tu n’as pas fait que travailler. J’ai cru comprendre que tu as vécu quelques aventures, pas toujours des plus réjouissantes… Accepterais-tu de nous en parler ?

Pour ça, monsieur le journaliste, il faut relire le livre Rumeurs birmanes, paru en 2012 aux éditions Kirographaires. Je vous donne l’ISBN? (rires) Non, plus sérieusement, c’est toujours difficile d’en parler, même quatre ans après. Je peux parler de ma vie trépidante là-bas, oui. C’est vrai que je me suis fait une chouette réputation de coureuse de pantalons. L’avantage du milieu expats, c’est qu’ils ne cataloguent pas les filles en salopes ou vierges-marie. Ils ont l’esprit plutôt ouvert. Et oui, à force de faire… bref, de faire ce que font les adultes, je suis tombée enceinte d’une petite Téa.

Avec l’accent aigu ? C’est un prénom français, ça ! Le père est français?

Motus et bouche cousue. J’aime bien l’orthographe à la française, ça évite que les anglophones l’appellent “tea”, comme “a cup of tea” !

Qu’est ce qu’il s’est passé ensuite ?

(Licia s’assombrit) J’ai perdu ma fille. Elle avait dix mois, une forte fièvre, on l’a emmenée au grand hôpital de Rangoon une première fois, ça n’a pas changé grand chose, mais bon. Quand on y est allés la deuxième fois, c’était horrible. Le médecin était un vrai con, il a fallu que je lui lèche les bottes, bref. Elle n’a pas survécu.

Sais-tu de quoi elle est décédée, finalement ?

Une septicémie, m’a-t-on dit. On l’a enterrée à Naples. Je suis restée environ un mois là-bas après sa mort, mais je ne sais pas, je ne m’y sentais pas très bien. Ma famille était aux petits soins, ce qui est adorable de leur part, mais ça me renvoyait toujours au deuil de ma fille. Alors bon, j’ai donné un coup de pied au fond du trou pour remonter à la surface et je suis repartie en Birmanie, où mes amis avaient eu la gentillesse de ranger les affaires de Téa. Mais bon (elle se remet à sourire) si vous voulez en savoir plus, il faut lire le livre dont je suis l’héroïne!

La co-héroïne, je crois, non?

C’est un point de vue (elle fait un petit sourire narquois). Mon histoire n’est pas la plus longue, mais elle est centrale, et c’est la plus poignante, je trouve!

… Dit-elle en toute objectivité !

(rires) Non, sincèrement! Et Lukas et moi, on est de loin le couple le plus sexy du bouquin ! Et puis d’ailleurs, c’est moi, que tu es en train d’interviewer, pas Perrine, ni Tom, ni même l’auteure elle-même!

Elle doit être trop occupée à faire la promo, entre les plateaux télés, la traduction du livre en 18 langues (qu’elle parle toutes)… mais bref ! Tu as assisté, je crois, aux événements de 2007 ?

De loin. Fallait pas trop se montrer, nous les occidentaux, on pouvait passer pour des journalistes. D’ailleurs, un journaliste japonais, Kenji Nagai, s’est fait exécuter en pleine rue… Mais oui, je suis allée voir de temps en temps ce qui se passait. D’ailleurs, c’est moi qui ai raconté à Aude Sécheret certains passages de ces événements, qui sont relatés dans Rumeurs birmanes.

L’expatriation

On se rend compte rapidement que les rapports humains sont un peu biaisés, et c’est toujours difficile de savoir si les gens sont sympas avec toi parce que tu es une source potentielle de pognon ou juste parce qu’une amitié véritable est en train de naître.

Comment est donc la vie d’expatriée: les rapports humains, les fréquentations sociales, les sollicitations… ?

J’arrivais un peu avec mes gros sabots et mes préjugés. Je me voyais déjà comme la meilleure amie de tout le monde, des locaux, comme on les appelle. Un fantasme à la con, j’imagine. Alors, ce n’est pas complètement impossible à Rangoon, mais c’est difficile. On se rend compte rapidement que les rapports humains sont un peu biaisés, et c’est toujours difficile de savoir si les gens sont sympas avec toi parce que tu es une source potentielle de pognon ou juste parce qu’une amitié véritable est en train de naître.

C’est un peu pour cela que j’ai décidé de me mettre en colocation, avec une occidentale, au bout d’un moment. J’avais besoin d’avoir avec moi quelqu’un que je saurais lire. Soit on s’entendait bien, soit on ne s’entendait pas bien, mais au moins, il y avait bien moins de chances pour que notre éventuelle amitié soit intéressée d’une quelconque manière.

C’est aussi pour cela, à mon avis, que la vie est assez clanique, entre birmans et occidentaux : les gens ne se mélangent pas forcément, restent entre eux: expats entre expats et locaux entre locaux, vu que nous ne sommes pas du tout dans le même monde… Alors oui, aujourd’hui après sept ans, je peux dire que j’ai quelques amis birmans, de vrais amis. Mais il m’aura fallu du temps pour en être certaine.

Et entre birmans et birmans ? Quel regard portes-tu sur la fracture sociale en Birmanie ?

À mon avis, la fracture sociale en Birmanie est avant tout politique : les riches sont les amis du pouvoir, bien obligés, les pauvres ne le sont pas et les très très pauvres, sont ceux qui ont ouvert leur gueule au mauvais moment, au mauvais endroit. Je plaisante, c’est une caricature. Ceux qui ont ouvert leur gueule au mauvais moment sont soit en taule, soit morts. Et la majorité des gens est très pauvre, en Birmanie.

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En même temps, c’est difficile de blâmer les gens qui copinent un peu avec la junte. De même qu’en temps de guerre, c’est difficile de blâmer les petits collabos… Je parle pas des dingues qui envoient des lettres anonymes, hein, mais quand tu as une famille à nourrir…

À Naples, par exemple, tu prévois un impôt que tu payes à la Camorra – maintenant que le bouquin est sorti (Gomorra, de Roberto Saviano, ndlr), on peut le dire sans risquer sa vie – et si tu ne le payes pas, tu oublies ton commerce et tu peux déjà acheter les cercueils. C’est pas ces petites gens qui sont à blâmer. C’est la Camorra elle-même.

Et toi et ton entreprise, dans tout ça ?

Moi je ne me berce pas d’illusions, je me doute de ce qui se passe en sous-main pour pouvoir développer une offre touristique au Myanmar. Mais j’essaye de faire mon boulot, dans la mesure du possible, avec mes convictions et ma conscience ; en y mettant du mien aussi, à ma petite échelle d’individu : j’ai donné des cours de langues étrangères à des mômes de ma rue, j’ai embauché le fils du voisin pour des travaux, j’ai payé plus que le minimum, ainsi de suite… On peut me reprocher d’essayer de me donner bonne conscience, mais au moins, j’aurai fait ma part. Et puis, disons que ça compense les éventuelles concessions que j’ai du faire pour la boîte dans laquelle je bossais.

Justement, plus généralement, quelle est ta conception du tourisme, en tant que business ?

Dans le cadre de mon emploi, j’ai très vite eu des choix éthiques à faire, quelque part entre énorme rentabilité et respect du pays. Il fallait que je sache si j’étais venue en Birmanie pour monter une grosse entreprise axée sur du tourisme de masse en cherchant à rogner les coûts à tout prix ou bien si je cherchais plutôt à me positionner dans une logique de… (Licia cherche ses mots…) responsabilité, d’humanité, de développement… réfléchi.

Pour moi le tourisme, ce n’est pas amener un groupe de personnes d’un point A à un point B tout en récitant platement, placidement le contenu d’un guide, bien au contraire ! Je suis plus pour intégrer les gens dans leur voyage, les faire participer activement au contenu, au déroulement, à la gestion même, comme le proposent de plus en plus de sites de voyages communautaires, créés par des voyageurs pour les voyageurs.

Bien sur, ce n’est pas toujours possible d’appliquer ça. Je dois aussi tenir compte du prix, du cahier des charges… mais je cherche toujours à aller plus loin que l’évidence, à repousser un peu plus les frontières, c’est le cas de le dire !

Ta Birmanie

C’est le bûcher de tous les  a prioris, de tous les préjugés, bons ou mauvais.

Et “ta” Birmanie, à toi, qu’est-ce que c’est? Par exemple, Rangoon, la capitale. Quelle a été ton impression à ton arrivée ?

La même que celle, à mon avis, de tous les occidentaux: l’odeur de briquet Zippo de toutes ces vieilles bagnoles rafistolées, le jus de bétel rouge sang craché dans les caniveaux… La première fois que tu en vois, tu crois que c’est du sang, vraiment, puis tu vois que ce truc rouge, c’est les gens qui le crachent. Ben tu crois toujours que c’est du sang et tu te dis “Wow… Ils ont tous le cancer de la bouche ou quoi?” Et quelqu’un t’explique enfin, et te fait goûter ce truc dégueu… J’ai aussi été surprise par la vitalité et la vie incessante: on dirait Naples par son côté le plus bordélique. C’est peut-être pour ça, que je suis tombée amoureuse de Rangoon, ça me rappelait la maison !

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Il parait que tu as eu quelques soucis avec l’intégration du Lac Inle dans ton programme touristique ?

Je suis mal placée pour dire ça, mais oui, le Lac Inle commence à être bien bouffé par le tourisme. Il y a des barques qui sont de petites boutiques ambulantes, qui partent à l’abordage des bateaux de touristes et du coup, il paraît que l’écosystème du lac en prend un vrai sale coup, avec tout ce trafic…

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Et puis il y a aussi les fameuses femmes girafes, qui n’ont rien à faire là. Il y a plein d’explications à cette tradition du long cou. Moi, je pense juste que c’est de la barbarie, et le discours “mais non, elles disent que ça fait pas mal”, je ne veux pas l’entendre. Elles ont été déplacées exprès ici pour que les touristes puissent faire de jolies photos pour montrer à leurs copains et se targuer dans des dîners mondains d’avoir vu des femmes girafes. Alors elles sont là, posées à des endroits stratégiques, et ces crétins sortent leurs gros appareils photo dont la valeur marchande pourrait faire vivre tout un village pendant un an (je vais éviter d’en dire trop de mal, hein, ça pourrait m’attirer des ennuis avec mon futur boulot).

Et de même pour Pagan ?

Et voilà que tu me relances sur un sujet insupportable! (rires) Oui, pareil.À Pagan, la junte a viré tout le monde pour que les touristes puissent admirer les temples tranquillou…

pagan

Faire la fameuse photo du lever de soleil sur les pagodes en pierre. Ces cons ils ne se rendent même pas compte qu’ils ont exactement la même photo que tous les pigeons comme eux qui ont fait le même voyage pour les mêmes mauvaises raisons.

Si je te demande à quoi te fait finalement penser la Birmanie ?

(petit instant de réflexion)

C’est le bûcher de tous les  aprioris, de tous les préjugés, bons ou mauvais.

C’est une belle réponse, très forte. Mais pourrais-tu m’expliquer plus précisément ce que tu entends par là ?

On pourra me dire que c’est le hasard de la vie et des coïncidences, qui me pousse à penser ça. Mais je pense que tous les occidentaux se disent au fond d’eux qu’un peuple oppressé est forcément un peuple de saints et de martyrs. En Birmanie, on se rend assez vite compte que c’est faux.

Attention, je ne dis pas que c’est un pays très dangereux, ou quoi que ce soit de ce genre. Je dis juste que tu tombes de haut, sur plein de petits détails. Par exemple, moi, blanche et blonde, le nombre de “I want to fuck you” que je me prends quand je marche dans la rue, c’est hallucinant ! Les mauvaises surprises, grandes ou petites, sont littéralement partout.

Et les bonnes?

Les bonnes, elles sont toujours là où on ne les attend pas.

Par exemple ?

Ça m’énerve parce que je vais encore devoir dévoiler une partie du bouquin (rires).

Alors donne-nous juste un exemple, histoire de nous appâter encore un peu plus !

Eh bien la plus belle rencontre que j’ai faite, en sept ans là-bas (mis à part Lukas), je l’ai faite à l’hôpital de Rangoon, juste après avoir perdu ma fille. Cette femme, Chochowe, cette femme m’a sans doute sauvé la vie, et chez elle, c’était tout naturel, normal, “business as usual”.

Pour conclure ce passage, tu dois bien avoir quelques anecdotes à nous raconter ?

Oh des anecdotes, j’en ai assez pour trois générations, effectivement !

Si, un truc vraiment “drôle”, enfin, quelque chose qui m’a tout de suite interpellée, c’est la manière dont les garçons se touchent entre eux. Quand ils marchent dans la rue, il arrive souvent qu’ils se tiennent par l’épaule, par le bras. Il y en a même qui s’assoient sur les genoux les uns des autres. Et non, à aucun moment on a l’impression que ces mecs sont gays. Attention, certains le sont peut être, mais on ne ressent absolument rien de sexuel dans leur façon de se tenir tout le temps, comme ça. Pour être honnête, leur comportement me fait plutôt penser à la petite enfance, quand les petits garçons se tiennent encore par la main, se disent encore bonjour en embrassant, avant que nos chers cliches et tabous occidentaux n’aient réduit leurs élans de tendresse a des manifestations de faiblesse, de déviance, et avant que ces élans les mettent dans des situations de gêne et de honte.

Je me rappelle aussi ce fou rire que j’ai eu avec ma coloc quand on est allées au cinéma pour la première fois. D’abord, l’hymne birman avant le film, qui recueille une standing ovation du public, et puis après, on était là à se dire que c’était dommage qu’ils aient pas de machines à pop-corn, quand justement, tout le monde a sorti de son sac un épi de maïs ! Un putain d’épi de maïs pour grignoter pendant la séance ! Du “corn”, mais sans le “pop”. Comme si pour regarder un film au cinéma, il fallait nécessairement une bonne dose de maïs, sous quelque forme que ce soit !

Un petit jeu de questions/réponses

Slip ou Caleçon ?
Beau slip bien moulant, c’est mon côté réac

Blond ou brun?
Brun. Sans hésiter.

Gastronomie italienne ou tofu frit birman?
À ton avis ?! La charcuterie italienne, je te jure, j’en rêvais la nuit, quand j’habitais Rangoon !

Napoli ou Roma ?
Napoli, évidemment, le seul club qui vaille la peine de regarder onze crétins pousser un ballon.

Maradona  ou Lavezzi ?
Maradona c’est Dieu ! Il a autant d’importance à Naples que San Gennaro (saint Janvier), saint patron de la ville, dont le sang est gardé au Duomo San Gennaro.

Le Vésuve ou l’Etna ?
Vésuve

César ou Néron ?
César, je ne suis pas folle à ce point

Camorra ou Mafia ?
(Interloquée, Licia croise les bras et s’enfonce dans sa chaise de bureau, et nous lance un petit sourire qui en dit long) Ah, ça…

Un mot pour la fin ?
Je viens de me créer des profils sur Twitter et Facebook: je cherche donc des amis !

Lumière sur…

Aude Sécheret est traductrice (cependant, elle ne parle pas 18 langues, c’était une plaisanterie). Elle a signé deux guides de voyage chez Le Petit Futé sur l’Irlande et sur Dublin. Son premier roman en tant qu’auteure, Rumeurs birmanes est sorti en 2012 aux éditions Kirographaires, et Licia Verrecchia en est l’une des héroïnes. Ses aventures continuent en ligne sur Facebook et Twitter de manière participative : un nouveau concept d’écriture où l’on vit les aventures d’un personnage en temps réel et où l’on peut interagir avec elle, et influencer ses décisions.

C’est au cours d’un tour du monde qu’elle a entrepris en 2008 qu’Aude Sécheret a découvert la Birmanie. Elle se trouvait à Rangoon lors du passage du cyclone Nargis qui a balayé la côte sud, dévasté Rangoon, et laissé dans les méandres de l’Irrawaddy des dizaines de milliers de corps sans vie. La première ville de Birmanie était alors encore très marquée par la révolte d’Octobre 2007, que l’on connaît sous le nom de « Révolution safran ». La plupart des histoires racontées dans “Rumeurs Birmanes” sont donc très inspirées de la réalité.