Derry. Derry. Derry.
Je répète ces cinq lettres en boucle depuis trois jours, figé devant la blancheur absolue d’une feuille de papier virtuelle, emplie d’un vide abyssal. Trois jours que je tente de trouver une ouverture, un angle, un aspect spécifique pour en parler. Trois jours que je ressasse les phrases, les intervertit, que je construit, déconstruit et reconstruit pour réussir à aboutir à quelque chose de correct. En vain. Rien ne semble vouloir se dégager du magma de mes idées, de mes notes, de mes photos. Pas de fil rouge qui ne soit suffisamment rouge. Pas de ligne directrice qui ne soit suffisamment claire. Aucune pelote à dévider. Rien.
Pourtant, il y a tellement de choses dont je voudrais parler à propos de (London)Derry. Il y a tellement d’anecdotes, de rencontres et d’échanges que je voudrais pouvoir reconstituer dans leur intégralité, sans perdre au passage la moindre miette. Je voudrais pouvoir décrire précisément la couleur du ciel, la sensation du vent, l’oppression latente et les tripes nouées. Je voudrais pouvoir aussi être didactique, efficace et pédagogique dans mes explications historiques, sans être partisan ni subjectif. Mission Impossible.
C’est bizarre la vie. Des années que je rêvais de poser les pieds à Derry. Des années que je suis plongé, depuis ma maitrise de cinéma, dans les arcanes du conflit nord-irlandais. J’ai passé des nuits entières, le nez enfoui dans les bouquins, à étudier les tenants et aboutissants de l’Histoire, à saisir les enjeux, les luttes, les guerres. Pourtant, près de dix ans après une violente dispute en pleine soutenance de mémoire, à propos du Bloody Sunday, je suis incapable de parler de tout cela avec détachement. Incapable d’être dans le narratif et le factuel. A peine les mots commencent-ils à venir que je prends parti et sort de mon rôle supposé de rapporteur. Trop passionné ?
Pourtant, je voudrais tellement pouvoir écrire, sans émotions, sur le quartier du Bogside, fief indépendantiste auto-proclamé entre 1969 et 1972. Je voudrais tellement pouvoir me détacher de cette tristesse infinie qui m’a envahi lorsque j’ai contemplé, pour la première fois, les murals de cette zone. Je voudrais vous faire comprendre cette sensation étrange qui m’a parcouru le corps lorsque j’ai entr’aperçu le mythique panneau « You’re now entering Free Derry », frontière informelle où la police s’est cassée – littéralement – les dents pendant la bataille du Bogside et où l’armée britannique dut intervenir, avec violence, pour rétablir un semblant d’ordre à une époque où les émeutes, les jets de pierre et autres, étaient devenus une banalité quotidienne.
Bien plus que tout cela, j’ai le regret infini de ne pas être capable d’approfondir sur le Bloody Sunday, ce dimanche 30 janvier 1972 où les parachutistes du 1er Bataillon du Régiment de Parachutistes ouvrirent le feu sur une foule venue marcher contre les arrestations arbitraires et demander plus de droits civiques, envers et contre tout. Quatorze personnes tombèrent ce jour sous les balles britanniques, certains abattues de dos, d’autres alors qu’elles venaient secourir des amis tombés auparavant. Deux d’entre elles périrent écrasées par des véhicules.
Cependant, en dépit de tout cela, je veux quand même essayer. Je veux quand même tenter de vous faire comprendre, de partager avec vous tout cela. Pour ce faire, imaginez. Fermez les yeux et imaginez. Une rue rectiligne, longue de quelques centaines de mètres au maximum. Sur quelques façades, une douzaine de dessins, de peintures murales au contenu plus que politique, dont la grande majorité furent peintes entre 1994 et 2006 par trois artistes : Tom Kelly, Kevin Hasson et William Kelly.
Des scènes de guerre, de combats. Les visages de ceux qui sont tombés. La tête d’une jeune fille de quatorze ans tuée par une balle perdue, centième victime officielle de ces combats et dont le nom était Annette McGavigan . Un Che Guevara dont la présence surprend. Des panneaux explicatifs. Des coupures de papier où figurent les photos d’un cadavre percé de balles, demandant justice, trente après les faits. L’image d’un enfant mort après avoir reçu un projectile supposément non-létal. Quelques tags épars et flamboyants.
Surtout, surtout, l’impression d’avoir un quartier entièrement copié-collé. Les même maisons répétées à l’infini. Une symétrie presque démentielle, qui semble idéale pour les embuscades et les barricades. C’est Craven, c’est le Bogside et c’est une lutte ancestrale qui semble transpirer de partout. J’avance en silence. Je m’arrête et observe. Tente de reconstituer les faits, les lieux. Impossible. Trop de distance, pas assez de vécu. Alors, je profite d’une discussion, le soir venu, avec le concierge de mon hôtel. Nous parlons de ce qu’il a connu – les attentats, les combats. Il m’explique la banalisation de cette violence, le devoir de vivre avec et malgré tout. Il m’explique aussi que Derry a changé, profondément et que, même si les traces sanglantes subsistent encore, que les carnages ne seront jamais oubliés, il faut désormais être tourné vers aujourd’hui, demain et après-demain. Quand il prononce ces mots, en ce soir de Halloween, ils prennent une étrange résonance alors que passent et repassent les costumes macabres de la fête des Morts. Soudain, un rire monte dans la nuit, s’élève avant de se briser en mille éclats. De suite, je l’associe à une phrase, terrifiante, prononcée par Bobby Sands et suite immédiate de l’emblématique Free Derry : « Our revenge will be the laughter of our children”. Notre revanche sera le rire de nos enfants.
Pause. Arrêt. Silence de la nuit.
Le lendemain, une visite au musée du Free Derry, temporairement délocalisé, m’a aidé à approfondir encore un peu plus tout cela. Pourtant, alors que j’écris ces lignes depuis mon appartement parisien, j’ai un goût étrange dans ma bouche, à mi-chemin entre conviction et insatisfaction. Comme l’impression d’être passé à côté de quelque chose ou de ne pas être allé assez loin dans ma démarche. Il faudra que je revienne, pour être sur, pour raconter, pour décrire.
Putain Derry.
Que m’as-tu fait ?
Les murals du Bogside
Vous trouverez çi-dessous quelques murals photographiées pendant ma balade du Bogside. Le titre de chacune d’entre elles est un lien cliquable qui renvoie vers le site officiel des artistes et permet d’obtenir l’explication de chacune d’entre elles. Vous trouverez, sur le même site, d’autre que je n’ai pas pu // su trouver. Enfin, les quatre dernières sont en cours d’identification.
Bloody Sunday – 30 janvier 1972
Bernadette – Battle Of the Bogside
The saturday matinee – The rioter
Petrol Bomber – Battle of the Bogside
Operation Motorman – The summer Invasion
Death of Innocence – Annette McGavigan