Il y a peu, sous un quelconque prétexte familial, je suis retourné me promener dans les rues de mon enfance, quelque part dans le quatorzième arrondissement de Paris. De ce quartier où j’ai grandi et où j’ai habité longtemps, je garde forcément de nombreux et intimes souvenirs, rattachés à des lieux, histoires, expériences et anecdotes personnelles. Or, durant cette promenade, j’ai été sidéré de constater le décalage qu’il existait entre hier et maintenant. Le passé est chassé à grands coup de pieds par de nouveaux magasins, de nouveaux immeubles, de nouvelles constructions. Voila pourquoi je souhaite figer, en quelques lignes, ce que j’ai connu avant les mutations urbaines. Pour me souvenir. Pour ne pas oublier !
Il était une fois l’enfance
De ce quatorzième arrondissement, je garde le souvenir d’une enfance heureuse, enjouée, extérieure. Je me souviens avec émotion de tous ces magasins, de toutes ces boutiques que je connaissais une par une, presque de façon intime. Depuis l’école maternelle jusqu’au lycée, j’ai arpenté les rues, les artères, les boulevards et les avenues, matin et soir, pour aller et venir. J’avais mes coins et recoins favoris, où j’aimais m’arrêter quelques secondes et me souvenir d’une farce, d’une blague, d’un chouette moment entres amis.
Ainsi, à tel endroit, c’est un marchand de journaux affectueusement surnommé « Le vieux monsieur ». Nous avions l’habitude – mère et fils – d’y acheter nos nombreux journaux et périodiques, d’y laisser un livre entrecoupé de notes pour faire des photocopies et j’y avais un crédit ouvert (dont j’ai bien abusé par moments, époque pré-internet oblige). Un peu plus loin, c’était Chazalon, une boulangerie proche de mon école primaire. Pendant longtemps, ce fut mon fournisseur officiel de chewing-gum et de madeleines. Juste au coin, adjacent, un bazar, tenu par un couple hors du temps. De façon naturelle, à force de passer et repasser, tous ces marchands étaient devenus des repères de mon quotidien, des endroits dont la présence évoquait une certitude d’impassibilité. Je savais qu’il étaient là, présents et leur ouverture me paraissait immuable, enfant ou adolescent.
Chaque retour de vacances était l’occasion de retrouver ces marques habituelles, de savoir que je revenais, que je retrouvais mon quartier, mes habitudes, mes routines. Ainsi, lorsque je suis rentré du Canada, mon premier réflexe d’impatrié fut de foncer m’acheter un quelconque magazine sportif, de croquer un morceau de baguette fraiche, de respirer à nouveau cet air, de humer cette atmosphère que j’espérais toujours la même.
Génération portes ouvertes
Ces quelques rues aux noms délicieusement gaulois sont également associées pour toujours à une liberté enfantine. Celle d’aller et venir, de débarquer chez les amis au gré d’un coup de téléphone passé depuis une cabine à carte. Sans préavis ni palabres, nous nous donnions rendez-vous et partions reconquérir nos territoires en friches. Il y avait ce bazar où la boite de claque-doigt coutait un franc, où les pétards s’achetait avec un sourire furtif et, surtout, cette place et ce square que nous avions fait notre. Que de bêtises nous fîmes ! Que de déjections canines subirent notre juste courroux ! Notre spécialité était de plonger un pétard en l’une d’elles et de nous enfuir en hurlant de rire. Précurseurs, nous nettoyions la ville à notre façon. Explosive !
C’était également une époque où les grilles et les portes fermées n’étaient pas une norme. Par mille et un détours, nous transformions une simple balade en parcours du combattant. En passant sous telle arche et en empruntant telle porte, nous arrivions dans une cour intérieure aux multiples entrées. De ce moment, la Ville s’échappait pour laisser place à la jungle, la forêt, le désert. Les histoires durait l’espace d’une traversée, d’un saut, d’une suspension à du mobilier pas du tout désigné pour cela. Hurlant, criant, croquant la vie à pleine dents, dans l’insouciance la plus absolue, avec pour seul impératif, une heure de rentrée désignée à l’avance.
A cette époque, nous ne possédions que notre parole pour tout engagement. Les premiers Bi-Bop n’avaient pas encore pointé le bout de leur antenne et notre parole valait tout engagement. Un désistement non-justifié était un parjure, une trahison, un motif d’inquiétude éternel. Les absents avaient le droit aux visites des amis et camarades, sans préavis. J’ai grandi dans un univers où la Confiance en l’autre, où l’ouverture d’esprit et où la liberté étaient des valeurs évidentes, non-dites. J’espère – soit dit en passant – que mon enfant grandira aussi baigné dans icelles.
Sic transit gloria mundi
De tout ce que j’évoque ci-dessus, bien des choses ont disparu, ensevelies par le passage du temps. Les magasins ont fermé, les propriétaires sont partis, vers d’autres territoires ou d’autres cieux. Mon errance dans ces rues, alors que je poussais la poussette filiale me sembla d’une langueur terrifiante. Tout au long des trente minutes de cette randonnée impromptue, j’ai eu le sentiment d’être un étranger dans mon propre quartier. Des grilles ferment les couloirs d’antan. Des digicodes cadenassent les portes d’autrefois. Les épiceries d’hier sont devenus les taxiphones d’aujourd’hui. Chacun emprunte son parcours à lui, suit ses rails, les yeux rivés entre le trottoir et l’écran d’un smartphone, slaloment entre ces crottes aux sourires narquois qui tapissent les trottoirs de mon quartier.
Je n’ai pas voulu tomber dans la nostalgie lancinante mais, pourtant, je suis tristesse et (un petit peu) chagrin. Plus jamais je ne gouterais ces madeleines toutes chaudes. Plus jamais je n’irais, en un coup de vent, acheter un tournevis au bazar du square. Finies les pommes de terre du traiteur. Envolés les fromages frais. Disparus les pétards. Anéantis sont mes marqueurs.
Pourtant, de ci et de la, subsistent quelques blocs, intouchables, massifs, historiques. Une librairie de quartier. Un cinéma. Un supermarché dont le nom a changé chaque année. Une rue aux doux pavés continue de faire sécession. Une bibliothèque – ô combien chérie – offre toujours la même quiétude aux jeunes et moins jeunes lecteurs. Les sorties des écoles résonnent toujours autant des rires des enfants et de l’écho des courses effrénées sur le bitume, des appels des mamans et du froissement des papiers.
Mutation rime avec destruction
Mon quartier a changé. Mon quartier n’est plus le même. Mon quartier évolue, se métamorphose, s’adapte au gré de son époque. Je sais qu’il est égoïste de vouloir le conserver inchangé, de vouloir le retrouver toujours le même, mois après mois, année après année. Je sais qu’il est vain d’espérer le voir figé à jamais dans les années 80, d’espérer pouvoir l’appréhender identique. Pourtant, chaque immeuble qui s’en va, chaque magasin qui ferme, chaque enseigne qui disparait est une petite plaie infligée à mon cœur. Un petit morceau de moi qui pleure, une égratignure mémorielle, une rayure dans mes souvenirs, comme si un voile opaque venait recouvrir, tout doucement, ces moments de jadis.
On ne peut avancer sans détruire. La ville se veut en mouvement constant, obligatoire, perpétuel. La mutation est inscrite au plus profond de ses gênes. Construction. Déconstruction. Reconstruction. Bâtir. Détruire. Bâtir. Planifier. Avancer. Reculer. Annuler. Programmer. Échafauder. Encore et toujours. Le cercle n’est pas vicieux, il est normal, contemporain. Nous tendons vers le meilleur, l’accessible, le disponible, le facile. Raser ce qui fut pour obtenir ce qui doit être. Au prix de mes souvenirs. Au prix de nos douleurs intimes.
Salut hier.
Bonjour demain.