C’est un après-midi d’automne comme tant d’autres dans la Somme. La météo hésite entre la pluie et la grisaille, l’herbe du jardin est peu humide et les feuilles jaunies tapissent le sol d’une belle teinte pas du tout uniforme. De temps à autres, le soleil réussit quelques belles percées à travers l’épaisse couche nuageuse, pour former d’étranges cônes de lumière entre les branches des sapins. Devant moi, dans l’espace clos de l’aire de jeux, Fils s’invente mille et une vies, au gré des rencontres et des envies. Je le regarde jouer et me dirige lentement vers mon petit plaisir personnel : vérifier le contenu de la Boîte à Lire, celle-là même où je trouve souvent bien des merveilles.
Aujourd’hui, il semble qu’un grenier ait été vidé. Beaucoup de vieux, très vieux ouvrages qui sont autant de voyages imprévus. Dans ce livre sur la météo, je trouve une photo, scellée dans une enveloppe datant de 1955, à côté de dessins enfantins. Un nom a été griffonné ci et là, sur quelques pages : Alain. Il a eu un certificat, Alain et avait également un joli coup de crayon, si j’en crois les effigies de Donald dont il semble être l’auteur. Je retrouve sa trace dans d’autres ouvrages, que je feuillette doucement, avec le respect inné du aux souvenirs d’Autrui, avant de les reposer dans la Boîte, histoire que d’autres puissent en profiter et leur offrir, qui sait, une seconde et nouvelle vie bien méritée.
Curieux, je continue mon exploration et trouve un autre livre, sur les Pôles. Comme d’habitude, je le parcours très vite avant de m’arrêter sur une double page où se cachent des choses bien inattendues : des fleurs séchées, qui ont gardé toutes leurs couleurs, toute leur beauté. Je ne saurais dire à quelle époque de l’année elle furent cueillies , en quelles circonstances elles furent déposées là, dans ce livre mais je me plais à imaginer, à retracer des grandes lignes imaginaires d’un récit plus que fictif. Les yeux fermés, sur mon banc autant amiénois que samarien, je vois une prairie printanière, un enfant qui court sous le regard amusé de ses parents. Je vois une main malhabile caresser du bout des doigts, un visage se tourner, interrogatif et un sourire se dessiner. Je vois ces doigts saisir doucement les fleurs, les tirer délicatement et les montrer à ceux que je présume être des parents. Je vois le chemin du retour et une conversation avoir lieu. Je vois un livre être tiré d’une bibliothèque en bois massif, être posé puis ouvert avant d’être refermé. Les fleurs ont été glissées entretemps en lui pour être récupérées et ajoutées à l’herbier présomptif, quand le temps et le poids auront fait leur travail.
Tout d’un coup, mes pensées tombent à terre, fracassées par un cri qui s’élève dans les airs, aux tournures étrangement familières. Hurlant mon prénom à tue-tête, Fils requiert ma présence immédiate, pour une affaire d’une urgence absolue qui ne saurait être repoussée de la moindre seconde. Avec un soupir de contentement saupoudré d’une pointe de regret, je tiens encore un peu le livre ouvert dans mes deux mains, interrogatif. Puis, je hoche la tête d’un air désapprobateur, plus pour moi-même que pour le reste du monde. Un dernier sourire, un dernier regard et les fleurs séchées retournent dans leur écrin de lettres. Je reglisse le livre dans la boîte, fais coulisser la vitre de protection avant de tourner dans le dos et d’aller rejoindre mon mètre dix gigotant sur sa balançoire, demandant à être poussé, et plus vite que ça s’il vous plait.
Un presque rien pour un presque tout
Pourquoi donc vous raconter cette histoire de fleurs séchées, d’un square amiénois et d’une boîte à lire ? Parce que je lui trouve une aura puissante, qui la rattache à bien des domaines et bien des sujets. Ainsi et par exemple, je possède, de par chez moi, ce livre de Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, que j’ai feuilleté pour la première fois depuis belle Lurette pas plus tard que tantôt. Quelle ne fut pas ma surprise de voir en tomber une pluie de pétales, répartis aléatoirement au fil des pages. Ce livre ayant appartenu à ma mère, il n’y a qu’elle pour avoir pu les y glisser, pour ensuite mieux les oublier. Voilà donc que, près de quatre ans après son décès, elle trouve encore le moyen, au-delà du temps et de l’espace, de me surprendre ?
Plus qu’un ennui, ces pétales ont été l’occasion de me souvenir d’elle, de son rapport aux plantes, de cet amour inconditionnel qu’elle leur portait. Je la revois marcher dans l’appartement, leur parlant, les arrosant. Par extension, je me suis revu aussi, en bien des lieux et des occasions, par le biais de souvenirs enfouis qui sont remontés petit à petit à la surface, tirés de l’oubli dans lequel ils reposaient depuis bien longtemps. Comme si une canne à pêche avait appâté, attrapé et remontait tout doucement l’amas improbable qui avait mordu à l’hameçon bien involontairement lancé.
Ces voyages personnels et intimistes, qui déboulent sans prévenir et repartent tout aussi vite, viennent le plus souvent d’un presque rien, d’un tout petit détail, d’une sensation, d’une impression. Je ne parle pas ici de souvenirs matériels qui sont rattachés physiquement à des expériences précises mais bel et bien à une véritable épopée le long de sa ligne de vie, une remontée imprévue sur l’échelle de l’improbable.
Pour moi, ce furent donc des pétales qui m’ont fait revivre des moments situés dans mon Antiquité personnelle. Telles des poupées russes étroitement imbriquées, ils ont ouvert une boite qui a débouché sur une autre ayant elle-même débouché sur une autre chose. On pourrait presque parler d’une sorte d’avalanche, d’un labyrinthe mémoriel, d’un fatras de souvenirs qui s’entrechoquent dans le désordre le plus complet avant de finalement s’aligner avec une certaine logique, sans trop savoir ni pourquoi ni comment.
Le voyage se cache partout
J’ai déjà eu l’occasion d’écrire sur le sujet mais je me dois néanmoins d’insister : le voyage, dans sa forme plurielle absolue, se trouve absolument partout. Je ne parle pas ici, à dessein, de voyage physique mais bel et bien de formes plus subtiles : voyage de souvenir à souvenir, voyage mémoriel, voyage dans le temps, voyage gustatif, voyage sonore, voyage visuel…
Il suffit, même à son corps défendant, de saisir à deux mains le soupçon, l’intuition qui se présente et de ne plus la lâcher pour, bien souvent, partir sur des chemins plein de surprises. Remarcher sur ses propres traces, remonter la piste de son propre temps, redécouvrir et explorer de nouveau les trames du passé, fermer les yeux et se souvenir, n’est-ce pas en réalité l’essence même de ce que nous recherchons lorsque nous voyageons ? Nous paraissons toujours en quête de nouveautés, d’insolite, de choses à vivre et d’expériences intenses mais celles-ci ne se trouveraient pas, par hasard, juste là, à côté de nous ? Dans cette boîte, en ce livre, sur cette étagère, dans cette malle ? Dans ces clichés, dans ces mots, dans ces cassettes ? Et si, tout simplement, le voyage n’était qu’une vaste boucle qui commencerait juste là, en nous pour mieux s’y terminer ?
Pour le savoir, il n’y a qu’une seule chose à faire : essayer !