Paris, le 13 décembre 2017,
Chère Maman,
Te souviens-tu de cette phrase, prononcée un jour, avec des étoiles dans les yeux, le regard levé au ciel et la nostalgie qui embellissait ta voix ? C’était, je crois, un jour de 2006, alors que je t’annonçais que je partais travailler à San Francisco en juillet. Nous étions dans le salon, toi sur la chaise et moi dans le canapé. Tu as dit ces quelques mots et, sans savoir pourquoi, ils se sont inscrits profondément en moi, comme si tu cherchais à me faire passer un message inconscient, à propos de l’importance de vivre, de saisir l’instant présent et d’humer l’air du temps.
Ah... San Francisco... Tu sais, Cédric, je crois que c'est le moment où j'ai été la plus heureuse dans ma vie. C'était un matin, près du port. Il y avait ce café, j'étais jeune, il faisait beau et la vie aussi était belle. C'est un instant que je n'oublierai jamais, sans vraiment savoir pourquoi.
Lorsque nous discutions de voyage, toi et moi, j’avais l’impression que nous devions obligatoirement passer par ce point : ton épopée américaine dans les seventies. Tu m’en parlais souvent avec émotion et l’apparente certitude de ne plus jamais revivre de tels moments. Tu avais goûté très tôt à ce que la vie peut offrir de meilleur, de plus beau : une odyssée personnelle, un voyage quasi initiatique, à une époque où toutes les folies étaient (presque) la norme et où se rendre de l’autre côté de l’Atlantique ne se faisait pas en un claquement de doigt comme nous pouvons le faire aujourd’hui, avec tant de facilité.
A force d’en entendre parler, j’ai fini par ne plus aborder le sujet, que tu résumais plus ou moins ainsi : deux amies âgées d’une vingtaine d’années chacune qui bossent dur pour économiser et partent vivre, ensemble, l’American Dream. Le pays est traversé en Greyhound, pendant deux mois, à l’été 70. Rien de plus ni de moins.
Pourtant, dans ce descriptif sommaire, quelque chose ne va pas, quelque chose ne coïncide pas avec toi, telle que je t’ai toujours connue. Je n’arrive pas à t’imaginer partant à la conquête du Nouveau Monde, armée d’envie, de rêves et de passion. Et même si celle-ci, encore nettement perceptible dans ta voix, me laissait penser qu’une Autre vivait encore en toi, cela ne cadrait simplement pas avec ton image, telle que je l’avais conçue filialement.
There was nowhere to go but everywhere, so just keep on rolling under the stars. Jack Kerouac - Sur la route.
Alors,(in)consciemment, quand nous échangions à ce sujet, je ne pouvais m’empêcher de te lancer quelques petites piques ironiques, moi, le Grand Voyageur ayant déjà tout vu et tout fait. Les voyages de nos parents nous paraissent ainsi tellement désuets, tellement banals à côté de ce que nous vivons. La géniture qui se moque des aventures parentales en la mesurant à l’aune de sa propre expérience. Orgueil, présomption et fierté démesurée : rien ne saurait être mieux que ce que JE fais, surtout pas ce que TU as fait. Je ne sais pas vraiment comment tu prenais mes petites moqueries. Je suppose que tu savais et que tu savais que je ne savais pas. Dans le voyage, il n’y a pas de vérité. Celle-ci vient sur le terrain, en se confrontant à la réalité, au vécu. Celui qui n’a jamais voyagé peut parler, écrire, brocarder autant qu’il le veut : il ne touchera jamais, que ce soit du doigt, de la plume ou de la langue, le vrai. Toi, tu as voyagé, bourlingué, traversé les USA et je ne m’en suis jamais vraiment rendu compte alors que je te racontais ce que je vivais là-bas, ce que j’avais vécu et ce que j’allais vivre tantôt.
Aujourd’hui, en fouillant dans les archives, en ressortant les vieux clichés 6X6 pris à l’Instamatic et en essayant de retracer votre itinéraire, vous les deux Chantal rémoises parties ensemble, je découvre une véritable odyssée. La liste des lieux où tu es passée est une véritable inspiration, un appel au départ immédiat. Ma carte est parsemée de petites épingles rouges qui recouvrent quasiment l’intégralité du pays. Ce n’est qu’aujourd’hui, près de cinquante ans après, que je commence à peine à percevoir l’étendue de ce que tu as fait à l’aube des années soixante-dix. Ayant moi-même eu la chance de me balader aux USA, d’y avoir pas mal bourlingué été comme hiver, j’arrive à comprendre – dans une certaine mesure – pourquoi et comment tu as pu être aussi marquée, pour ta vie entière.
Je regrette de ne pas avoir eu plus de curiosité, plus d’envie, plus d’allant. Je regrette de ne pas avoir discuté avec toi pour en savoir plus sur la femme que tu étais avant d’être la mère que tu fus. J’aurais aimé que tu me racontes plus de choses sur ces villes que tu as traversées, sur ces territoires où tu t’es promenée. Dis-moi, c’était comment la Nouvelle-Orléans ? Et Chicago ? Et les chutes du Niagara ? Et la Floride ? Pourquoi n’as-tu pas voulu aller visiter les Everglades ? Était-ce du à ta peur viscérale des reptiles ? Et puis, tous ces déplacements en Greyhound, ça a du être une sacrée aventure aussi. Comment occupiez-vous le temps, toutes les deux ? J’aimerais tellement que tu puisses me raconter à nouveau ce voyage, avec les petits trémolos dans ta voix, tes silences qui en disent tant et tes mouvements lents, presque irritants.
D’ailleurs, tu sais, ces photos sont bizarres. Tu n’y apparais quasiment jamais et elles ne sont pas annotées. Si j’ai reconnu facilement certains lieux (le Grand Canyon ! Tu es allée au Grand Canyon ?), d’autres resteront probablement pour toujours inconnus. Où fut pris celui-ci, avec les gratte-ciel ? Et celle-là ? Sans même parler de ces bâtiments improbables ! Il doit y avoir tellement de choses à propos de chacune, tellement de choses à raconter, à transmettre. Elles sont le dernier souvenir tangible, concret. Comme un trésor à conserver, à protéger.
Et puis, dans les papiers gardés depuis, il y a ce passeport, véritable pièce de collection venue d’un autre temps, avec ce tampon, sésame pour là-bas, dont vous avez du drôlement fêté l’obtention ! J’imagine bien aussi cette recherche des billets les moins chers et cet aller-retour vers et depuis le Luxembourg, solution la plus économique alors. Il y a également ces prospectus touristiques et guides que tu as gardés et qui sont source d’interrogation, comme cette carte postale du Grand Canyon, ainsi annotée : « Dans ce canyon, nous avons passé la nuit à la belle étoile après une descente héroïque ». Ainsi donc, tu as dormi à la belle étoile dans le Grand Canyon et tu ne m’en as jamais parlé ?
Aujourd’hui, toutes ces questions sont vouées à rester sans réponses. Je n’ai plus d’autres solutions que d’essayer d’imaginer, de penser, de récréer, avec quelques vagues pistes, des souvenirs, des anecdotes. Je me souviens par exemple que la marionnette (horrible, d’ailleurs) qui trônait sur l’étagère du salon était un cadeau de ta copine de bourlingue, vu que tu avais oublié TOUS tes souvenirs à l’aéroport (ou dans le bus). Je me souviens aussi d’une drôle d’histoire à Miami, d’une agression évitée et de la ségrégation raciale encore bien présente, ce qui vous avaient valu quelques déboires. Je crois que je n’en saurai jamais vraiment plus et, finalement, peut-être est-ce en fait mieux ainsi.
Maintenant, je vais retourner observer les photos et continuer à préparer mes voyages, qu’ils soient américains ou non. Plus tard, les photos retourneront dormir quelques années dans un tiroir avant d’être ressorties, en famille. Et ce jour-là, je raconterai ton voyage à tes petits-enfants. Et ils auront, à leur tour, des étoiles dans les yeux.
One today is worth two tomorrows. Benjamin Franklin
En pensant fort à toi,
Cédric
In Maman Memoriam