Jusqu’à présent, je pensais connaitre l’Irlande, cette île d’Émeraude où je me rends régulièrement depuis treize ans et mes premiers pas de voyageur (vraiment) professionnel. Des petites rues de Ballina à l’immensité sauvage du Connemara en passant par le charme solinsulaire d’Aran ou la chaleur des pubs de Limerick, j’ai parcouru le pays et continue de le parcourir au gré de mes envies, possibilités et projets. Jusqu’à présent, je pensais avoir saisi ce qui fait la force de l’Eire, ce qui rend son atmosphère si unique, si puissante, si exceptionnelle. Je pensais pouvoir en parler en connaissance de cause, en tant que connoisseur avéré. Mais, tout cela, c’était avant. Avant que je ne pose le pied sur la terre sacrée de Tara. Avant que je ne gravisse lentement cette colline et que mon regard ne se pose, tout autour de moi, sur ces paysages d’Irlande, si beaux, si simples, si émouvants. Avant que je n’écoute les Histoires, petites et Grandes, de ce lieu ô combien spécial. Avant de comprendre, tout simplement, qu’on ne peut effleurer le concept même d’Erin sans s’être rendu à Teamhair na Rí, Colline des Rois et Capitale Mythique.
La colline de Tara
– Where we were Kings –
Si loin, si proche, si différent
Fermer les yeux. Imaginez que vous êtes en Irlande, non loin de Dublin, à une quarantaine de kilomètres. Après avoir conduit sur des routes emmoutonnées et vous être perdus à quelques reprises, vous descendez de votre véhicule et montez une première pente très douce. En regardant droit devant vous, vous devinez le profil d’un clocher. A votre droite, une vaste prairie fleurie fait barrage au panorama. Dedans, quelques enfants courent, un promeneur solitaire, la pipe à la bouche, refait son monde tandis que son chien folâtre gentiment. Tout n’est que sérénité. Tout n’est que paix. Au fur et à mesure de votre avancée – une poignée de minutes -, rien ne semble distinguer ce lieu d’un autre. Cela pourrait être une halte pastorale, un musée en plein air, quelques ruines seulement connues de vieux érudits poussiéreux. Au moment où apparait Saint Patrick, le décor change du tout au tout comme si le Saint Patron faisait office de borne frontalière. Un arbre vénérable étend ses généreuses branches au-dessus du chemin, bordés de pierres tombales aux épitaphes effacés par le temps, témoignages fragiles d’un vieux cimetière devenu passage public. L’ancien clocher entr’aperçu se révèle être une église reconvertie en salle de projection. Après quelques menues hésitations, vous payez votre du, prenez position sur un banc, attendez. Les lumières s’éteignent, l’écran descend. La projection commence.
(…)
Une vingtaine de minutes plus tard, la présentation est posée, le décor planté et les introductions faites. Vous savez désormais – si ce n’était pas encore le cas, que vous n’êtes pas dans un lieu anodin. Que vous n’êtes pas sur un simple site archéologique. Vous savez que vous vous apprêtez à emprunter un chemin Royal, teinté de sang et de légendes écrites par les Héros du Passé, depuis le Néolithique jusqu’aux temps les plus récents. Depuis toujours, Tara et l’Histoire marchent main dans la main. Quel sera le prochain chapitre écrit ici ? Quel nouveau rituel, quelle nouveau mythe rendra à Tara sa splendeur des Temps Anciens, des Âges Obscurs ?
En effet, sans rentrer dans une litanie de détails assommants, il convient cependant de connaitre quelques repères de ce que fut (et est en réalité) la Colline de Tara : ancien lieu d’adoration païenne et place de culte au Néolithique (on y a trouvé une tombe à couloir datant de l’Âge de Pierre mais actuellement ferméen et nommée « Le mont des Otages »), on pense que les Dieux Anciens y étaient vénérés (deux enclos portent les noms de Rath Lugh et Rath Maeve, faisant respectivement référence au Panthéon celtique: Lug, père de la création, véritable spécialiste de la communication et protecteur des arts ainsi que la reine Medb, une guerrière ambitieuse, dont la seule vue affaiblit les hommes qui la regardent, et dont on dit également qu’elle court plus vite que les chevaux). Plus avant dans le temps, c’est Saint Patrick himself qui s’y est rendu, histoire de confronter un certain Lóegaire mac Néill et de lui faire adopter fissa fissa sa nouvelle religion (aka le Christianisme) tout en le maudissant (avec sa descendance) pour l’avoir obligé à faire des miracles. Enfin (et surtout), Tara est surtout associée aux cérémonies d’intronisation des nouveaux Rois (plutôt qu’une capitale mythique dont l’existence n’est nullement avérée). Iceux devaient se rompre à certaines règles bien précises spécifiées dans le Seanchas Mór où il est fait référence à de sacrées cuites, à quelques gros festins et à de belles balades. Ne devenait pas Haut-Roi qui le voulait ! Pour conclure, il est bon de noter que l‘aura de Tara brille encore et toujours, jusque dans les luttes nationalistes irlandaises : preuve en fut avec le rassemblement organisé par Daniel O’Connell le 15 août 1843 et où (selon les sources) entre 100 et 500 000 personnes vinrent le soutenir dans sa lutte pour la révocation de l’Union avec la Grande-Bretagne (et sinon, il parait que l’Arche d’Alliance est planquée dans le coin. Oui. L’Arche d’Alliance. Rien que ça).
Tout ce qui est or ne brille pas
A la vue de ce qui fait Tara (ou du moins de ce que fut Tara), nous serions en droit de nous attendre à un site bâti avec majesté et grandiloquence, doté de tous les apparats du Pouvoir. Or, c’est la que se trouve la plus belle singularité du Lieu, ce qui en fait sa Force, son Caractère, son Unicité : l’on n’y trouve quasiment rien. Deux pierres, une croix, quelques vagues terrestres. Les yeux tournent, interrogateurs, interrogatifs, inquisiteurs. Mais non. Rien… Ou presque ! Car c’est ce rien qui est beau. Savoir ce qui s’est passé, humer l’air, chercher les traces, revivre le passé. C’est un enjeu essentiel qui se présente là : comment appréhender un endroit où il faut savoir pour comprendre ? Comment faire sienne l’épopée des temps de jadis ? En écoutant, en apprenant, en se renseignant : des pistes possibles. En ouvrant son cœur et en laissant palpiter son âme : des pistes probables. En sentant vivre l’Irlande et en se laissant imprégner des lieux, jusqu’à saturation : une certitude.
En saccageant le site depuis des siècles et siècles, les générations successives de paysans, ouvriers, malfrats… ne savaient pas qu’ils contribuaient à mettre en place le plus beau des outils : l’imagination humaine, celle là même qui aide à voir Tara et à deviner. Deviner que les deux levées de terre parallèles distantes de 30 mètres et qui courent sur une distance de 180 mètres constituent en réalité le Míodhchuarta (la salle des Banquets dont l’utilité est inconnue à ce jour). Deviner également que les vastes constructions circulaires (de 15 à 30 mètres de diamètre) sont Rath of Synods. Deviner le Rath na Ríogh (le fort des Rois) était une structure fortifiée recouvrant près de 6 hectares, avec remparts et fossés. Deviner, encore, le Rath Laoghaire,Rath Grainne et Claoin-Fhearta où, selon les légendes, 330 personnes auraient été assassinées par le sinistre Dunlaing, Roi du Leinster.
Sachez-le donc, vous qui lisez ces lignes : à défaut d’avoir une montgolfière, un aéroplane privé ou encore un drone, la meilleure vue que vous pourrez avoir de Tara sera celle de l’esprit, celle née de votre aptitude à visualiser, à construire, à intégrer. N’est-ce pas la plus belle des choses possibles ?
Tu es Petrus, et super hanc petram aedificabo…
« Tu es Pierre et, sur cette pierre, je bâtirai… ». Paraphraser cette locution latine (tirée de l’évangile de saint Mathieu, au chapitre 16, verset 18) n’est pas anodin lors que je compte aborder un aspect bien particulier de Tara : les pierres. Elles sont deux, dressées presque côte à côte. L’une est mythique, l’autre pas. L’une est légendaire, l’autre non. L’une est connue de tous, l’autre non. Cependant, comme les sœurs jumelles de la Chanson, elles semblent nées sous le signe du Gémeaux et ne sauraient aller l’une sans l’autre : la Lia Fâil et la stèle commémorative de la bataille de 1798.
A tout seigneur, tout honneur, voici donc venu le temps de la Pierre du Destin :
Dans la mythologie celtique irlandaise, la Pierre de Fal (irlandais : Lia Fáil, parfois écrit Fâl, surnommée la « pierre du destin ») est l’un des cinq talismans apportés par les Tuatha Dé Danann en Irlande. Elle provient de l’île dirigée par Morfessa, Falias, dont elle tire son nom. La Pierre de Fal symbolise le pouvoir légitime et la souveraineté. Elle est placée à Tara, la capitale mythique de l’Irlande. D’après la légende, si un homme digne de la royauté suprême s’assoit dessus, la Pierre crie.
Source
Jusqu’à environ 500 après JC, tous les rois d’Irlande (ou de ce qui s’appellait l’Irlande, bien sur) furent couronnés en la colline de Tara, sur cette même pierre. Napoléon parlait des Pyramides. Que n’aurait-il dit s’il avait connu ce lieu ? La tradition semble, selon les annales s’arrêter avec Muirchertach mac Muiredaig, Ard Rí na hÉireann (Haut Roi d’Irlande) de légende. Toujours est-il, en tout cas, que la Lia Fáil est très étroitement associée à la Royauté. Il est dit qu’elle crie une (ou trois) fois de joie lorsque le Roi véritable, légitime et avéré du pays pose son pied OU son séant sur elle. Il est également dit qu’elle apporte santé, rajeunissement et un long règne plein de bonheur audit Roi.
Malgré tout l’amour que lui porte le peuple irlandais, la Pierre du Destin a du subir à deux reprises les outrages de l’idiotie humaine, en juin 2011 à coups de marteau (11 impacts) et en juin 2014 lorsqu’elle fut recouverte de peinture rouge et verte. Enfin, veuillez noter qu’elle n’a aucun lien de parenté avec sa cousine/copine/amie/collègue servante à couronner les monarques britanniques : la Pierre de Scone !
Sise à proximité immédiate de la Royale, se trouve une stèle fatiguée, à l’écriture étrangement gaélique et dont on ne soupçonne pas la raison première de la présence en ce lieu. En réalité, la stèle n’est pas là pour parler ou expliquer mais plutôt pour commémorer les combattants locaux morts pendant la Bataille de la Colline de Tara, lors de la soirée du 26 mai 1798 et qui mis aux prises les rebelles irlandais et les forces anglaises. La situation stratégique du lieu (un point surélevé à proximité de Dublin), sa dimension symbolique et le contexte (la rébellion de 1798) firent que l’affrontement était inévitable. Il en résultat une défaite terrible pour les rebelles (même à 4000 contre 700) et, par la même, marqua la fin de la rébellion dans le County Meath. Les rapports de l’époque parlent « d’environ 350 à 400 corps abandonnés sur le lieu (…), systématiquement éventrés (…) et qui furent enterrés ensemble » En-dehors de la Stèle, une croix marque le lieu où sont inhumés ces pauvres hères, tombés sous le feu d’une armée mieux équipée et sans états d’âme…
J’ai touché du doigt la liberté. Et c’était à Tara.
Durant ces quelques jours que j’ai passé à explorer les Terres Ancestrales d’Irlande, shootant à tout va pour ma série noir et blanc, j’ai vu beaucoup de belles choses et découvert bien des secrets. Pourtant, aucun lieu ne m’a autant touché aussi profondément que Tara, ne m’a inspiré autant que Tara, ne m’a fait me sentir libre et vivant autant que Tara. Il serait facile de mettre ces sentiments sous la bannière de l’exaltation, de la réjouissance, de la naïveté. A bon droit. Pourtant – et j’en suis convaincu, il y a autre chose à Tara. Cet autre chose est immatériel, indicible, léger et volatil. On ne peut mettre de mots dessus, seulement en effleurer l’idée, en approcher le concept. Une atmosphère de recueillement, de paix intérieur, d’épanouissement. Se tenir là où marchèrent les Rois. Mettre ses pas dans les pas de nos ancêtres. Regarder l’horizon se dérouler de façon presque infinie. Tara est tout cela. Et bien, bien, bien plus encore.
Ne vous y trompez pas : je ne verse pas ici dans un quelconque mysticisme teinté d’une Révélation. Je me contente de transcrire une impression, de faire suivre un sentiment, de faire le passeur entre vous et moi de mon vécu intime. Il fait bon être à Tara. Il fait bon s’y allonger, doucement et regarder les nuages batifoler, en laissant sa main courir dans l’herbe. Il fait bon s’y réunir entre amis et refaire les mondes. Il fait bon y rigoler, y chantonner, y festoyer gentiment. Un signe ne trompe pas : la présence de familles, nombreuses, avec des enfants aux sourires qui feraient fondre la banquise. On entre à Tara comme dans un moulin, l’on s’y sent chez soi et on veut y rester. Ne pas partir. Jamais.
Irlande, je t’ai touché du doigt.
Et c’était à Tara.
Cet article fait suite au blogtrip #IrelandsAncienEast créé, organisé et géré par I-Ambassador en partenariat avec Tourism Ireland. Comme d’habitude, je garde un contrôle éditorial entier sur le contenu publié ici.