Avant, c’était comme ça…
Je suis un enfant des années 80. Né en 1981, j’ai grandi en même temps que bon nombre de technologies. J’ai connu le Minitel, le répondeur, le walkman et les premières consoles de jeu portables, de la Game Boy à la Game Gear en passant par la Lynx.
Ce que j’ai connu aussi, et dont je garde un souvenir merveilleux, c’est le pouvoir magique des photos. A l’époque, la photo possédait un caractère quasiment sacré. Je me souviens de mes yeux rivés sur l’appareil de mon père et du petit bruit de déclencheur qui m’enchantait. Je me souviens – aussi – de l’attente exaspérante qui suivait le développement. Et, surtout, quel plaisir de découvrir enfin le résultat de nos poses, de sourires, de nos yeux tournés vers l’objectif !
Dans ce monde où rien ne circulait avec une telle aisance qu’aujourd’hui, les photos constituaient souvent le plus beau des cadeaux. On les donnait avec bénévolence, on les transmettait avec une certaine emphase, teintée d’un cérémonial des plus discrets. C’était un témoignage précieux qui permettait de savoir, de conserver, de garder. Leur rareté était leur beauté. Envoyer une photo par la Poste, à la famille de là-bas, c’était offrir un petit morceau de temps figé, l’espace d’une seconde. C’était entr’ouvrir la porte à un autre monde.
Aussi, que d’interrogations dans ces petits morceaux de papiers ! Que de réflexions, de questions à soumettre ! La photo, dès la réception, est scrutée, analysée, commentée. Les personnes, les lieux, les positions, les postures étaient autant de motifs d’échanges. On regarde la tête, on compare à celles des parents. On essaie de savoir qui est qui et comment seront ceux qui sont figés. Dans les missives manuscrites d’antan, il y avait souvent un petit post-scriptum, quelques lignes rajoutées en-dessous de la signature : « PS : je te joins quelques photos de Bonhomme, que tu puisses voir comme il a grandi ». Pour pouvoir situer, savoir, connaitre, annoter, enregistrer, archiver.
Nos photos d’enfants n’étaient donc pas – a priori – ouvertes au grand public. Elles circulaient dans un cercle relativement restreint, destinées surtout à un usage privé. Hier pour se rappeler, demain pour rire et se souvenir. Après-demain pour montrer. Notre visage enfantin restait notre, nous appartenait.
Aujourd’hui, c’est comme ça
Prendre une photo depuis son téléphone.
La travailler en trois mouvements.
Cliquer sur Partager.
Valider.
Combien de temps pour tout cela ? 3 minutes ? Une barre de réseau, un wifi ?
Tout est devenu si simple, si banal, si facile. La moindre occasion de partager, avec le monde entier, un fragment de vie est exploitée, utilisée, dévorée. La vie devient exposition permanente, avec les portes ouvertes et la gratuité comme droit d’entrée.
Nos enfants figurent en très bonne place dans ce show permanent. Dès la naissance, dès leurs premières secondes sur Terre, leur corps ne leur appartient plus, leur image devient publique, leurs faits et gestes deviennent sources d’amusement sur les autoroutes planétaires de l’Information. Photo sur photo, cliché sur cliché, like après like, filtre après filtre, nous exposons notre sphère intime, notre univers privé, en toute conscience. Les premiers pas, les cacas, les douleurs nocturnes, les rires, les anecdotes : tout est sujet à partage, tout est motif à publication : nous devrions avoir honte.
Qui sommes-nous donc pour offrir notre géniture en pâture 2.0 ? Pourquoi divulguer, dévoiler les faits et gestes d’un bébé à tous ? Comment et surtout pourquoi refuser de respecter le droit à l’intimité et au privé de notre descendance ?
Eux n’ont guère leur mot à dire : ils ne savent pas. Ils sourient innocemment, en toute inconscience. Ils ne se doutent pas que les photos circulent, partout. Ils ne savent pas que des millions de gens les connaissent, dès les premières minutes. Ils ne savent pas que les photos où ils figurent ne leur appartiennent plus, à la seconde même de leur parution.
Pire encore : la seule chose qui permet de les identifier à coup sur, à occasion certaine (la tête, le visage) est bien souvent l’élément le plus partagé. Adieu incognito. Adieu vie privée.
Ouvrez les rideaux !
Et si demain, c’était comme ça ?
Un jour, mon fils sera grand. Il sera en âge d’explorer, de chercher. Il sera aussi en âge de me demander des comptes, de me poser des questions. Peut-être lira-t-il ces lignes, si ce blog existe encore. Peut-être en rira-t-il, peut-être en sera-t-il irrité. Il faudra que je lui explique pourquoi j’ai souhaité parler de lui, de moi, de nous. Peut-être comprendra-t-il. Peut-être que non.
Le fait d’avoir un enfant, d’être parent, ne constitue en aucun cas une autorisation de tout montrer, de tout diffuser. Tout comme nous, adultes, les enfants ont le droit au respect de la vie privée, de leur identité. Tout comme le disait Lavoisier : »Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », rien de ce que vous ne postez ne va disparaitre. Tout ce que nous avons partagé peut-être utilisé, d’une façon ou d’une autre, sans que nous ne le sachions.
Réfléchissons-nous au nombre de personnes qui peuvent voir le dernier cliché de notre enfant : entre Facebook (sommes-nous sûrs de vouloir vraiment que TOUS nos contacts voient son visage), Instagram (savons-nous sur combien de téléphones va défiler la tête de Bambin), Twitter (voulons-nous vraiment que ce compte s’approprie l’image de notre fille) ? La règle du jeu est simple : le contenu posté sort totalement de notre possession et entre dans le domaine le plus public qu’il soit : Internet, avec toutes les dérives et les abus possibles.
Alors, comment pourrais-je m’expliquer si, dans dix ans, tout le monde se moque de lui à l’école parce qu’ils ont trouvé tout ce qui a été partagé ? Comment pourrais-je lui éviter la honte si de vieux clichés ressortent à l’adolescence ? Comment vais-je réagir si je découvre qu’une photo a été récupérée, exploitée, déformée et diffusée ?
C’est pour cela que je garde une chose taboue, interdite : il ne pourra jamais me reprocher d’avoir montré son visage à des inconnus. C’est ce que je me refuserai TOUJOURS à faire. Son visage lui appartient, sa tête est à lui. Alors certes, je me permets de le prendre en photo et de partager lesdites photos. De dos, de biais, en gros plan, en situation mais jamais, ô grand jamais, de face, jamais avec son visage visible. Je cherche en permanene le point entre rien et tout. Je désire partager sans trop montrer. Je tente d’exprimer ma fierté (il-légitime ?) de Papa sans empiéter sur sa sphère personnelle. Peut-être est-ce cependant là le summum d’une certaine hypocrise alors que j’écris ces lignes ?
Nonobstant, une chose est sure : seules les personnes qui sont dans notre cercle proche ont eu – et elles seules – les photos de face. Celles où le voit, celles où il est reconnaissable. Pour les autres : nada, queudchi. Je ne possède aucun droit de l’exposer à son insu.
La question sans réponses
Du coup, entre les partages et le respect de nos enfants, où nous situer ? Où se trouve cette frontière entre le tout, l’un peu, le tout petit peu et le rien ? Comment se positionner pour pouvoir discuter, plus tard, du rapport à l’image et de la gestion de l’identité numérique ?
C’est à tout cela, et bien plus encore, que je pense, jour après jour.